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L’ATELIER DE M. INGRES EN 1848.

en face de la nature découverte par lui comme un nouveau monde ? S’il restait inférieur au travail commencé, toute une vie d’études, de méditations et de labeurs aurait donc été inutile ! Triste leçon pour l’artiste glorieux et plein de jours ! S’il lui était supérieur, n’y avait-il pas comme une espèce de barbarie à mésuser de ses forces de vieil athlète contre ce chef-d’œuvre juvénile ? Dans l’ordre intellectuel, n’était-ce pas une impiété que de galvaniser cette pensée à demi-morte, et de lui faire dire autre chose que ce qu’elle aurait voulu ?

Elle était si belle d’ailleurs, cette pauvre Vénus Anadyomène, dans la douce pâleur de sa grisaille réchauffée légèrement de tons roses, au milieu de l’azur éteint de sa mer et de son ciel embrumé par la poussière de quarante années, dans ce charmant coloris neutre qui laisse toute sa valeur à la forme Les Amours jouaient si bien parmi cette écume indiquée à peine par des caprices de brosse, que chacun disait au peintre : « N’y touchez pas ! »

Eh bien ! un jour de ce printemps, malgré les émeutes et les révolutions, M. Ingres s’est senti si jeune qu’il a repris le rêve de ses vingt ans et l’a audacieusement mené à bout ; la Vénus Anadyomène est finie et c’est la même ! Rien n’eût été plus facile au grand maître que de peindre sur cette toile une autre figure supérieure à la première peut-être, mais que fût devenu le prodige ?