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SYRA.

« Quelle est cette montagne ? demandai-je au capitaine. — Le Taygète, » me répondit-il avec bonhomie, comme s’il eût dit Montmartre. À ce nom de Taygète, un fragment de vers des Georgiques me jaillit instantanément de la mémoire :

....... Virginibus bacchata Lacænis
Taygeta !

et se mit à voltiger sur mes lèvres comme un refrain monotone, mais qui suffisait à ma pensée. Que peut-on dire de mieux à une montagne grecque qu’un vers de Virgile ? — Quoiqu’on fût au milieu du mois de juin et qu’il fit assez chaud, le sommet de la montagne était argenté de lames de neige, et je songeais aux pieds roses de ces belles filles de Laconie qui parcouraient en bacchantes le Taygète, et laissaient leur empreinte charmante sur les sentiers blancs !

Le cap Matapan s’avance entre deux golfes profonds, qu’il divise de son arête : le golfe de Coron et celui de Kolokythia ; c’est une pointe de terre aride et décharnée, comme toutes les côtes de Grèce. Quand on l’a dépassé, on vous montre, sur la droite, un bloc de rochers fauves, fendillés de sécheresse, calcinés de chaleur, sans l’apparence de verdure ou même de terre végétale : c’est Cerigo, l’ancienne Cythère, l’île des myrtes et des roses, le séjour aimé de Vénus, dont le nom résume les rêves de volupté. Qu’eût dit Watteau avec son embarquement pour Cythère tout bleu et tout rose, en face de cet âpre rivage de roche effritée, découpant ses contours sévères sous un soleil sans ombre et pouvant offrir une caverne à la pénitence des anachorètes, mais non un bocage aux caresses des amants : Gérard de Nerval a du moins eu l’agrément de voir sur la rive de Cythère un pendu enveloppé de toile cirée, ce qui prouve une justice soigneuse et confortable. Le Léonidas passait trop loin de terre pour que