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DÎNER TURC.

qui, derrière ses fenêtres treillissées, renferme tant d’ennuis et de langueurs, et je ne pouvais m’empêcher de penser à tous ces trésors de beauté perdus pour le regard humain, à tous ces types merveilleux de la Grèce, de la Circassie, de la Géorgie, de l’Inde et de l’Afrique, qui s’évanouissent sans avoir été reproduits par le marbre ou la toile, sans que l’art les aient éternisés et légués à l’amoureuse admiration des siècles : Vénus qui n’auront jamais leur Praxitèle, Violantes dénuées de Titien, Fornarines que ne verra pas Raphaël.

Quel heureux billet tiré à la loterie humaine que celui de padischa ! — Qu’est-ce que don Juan, avec son mille e tré, à côté du sultan ? un subalterne coureur d’aventures, plus trompé encore qu’il ne trompe, éparpillant ses misérables caprices sur quelques maîtresses déjà souillées aux trois quarts, séduites d’avance, qui ont eu des maris, des amants, dont tout le monde connaît le visage, les bras et les épaules ; à qui des fats ont serré la main en dansant, et dont l’oreille a entendu chuchoter cent fois la litanie des madrigaux imbéciles. Le beau sire, qui se promène au clair de lune sous les balcons, et fait le pied de grue, la guitare au dos, en compagnie de Leporello, à moitié endormi !

Parlez-moi du sultan, qui n’accueille que les lis les plus purs, que les roses les plus immaculées du jardin de beauté, et dont l’œil ne s’arrête que sur des formes parfaites que n’ont salies aucun regard mortel, et qui passeront inconnues du berceau à la tombe, gardées par des monstres sans sexe au fond des magnifiques solitudes, où nulle audace ne se risquerait à pénétrer, dans un mystère qui rend impossible même le plus vague désir.

J’avais changé de logement, celui que j’occupais à Dervish-Sokak étant un peu triste et n’ayant de vue que sur une ruelle étroite comme toutes celles de Constantinople. J’étais