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LES BOUTIQUES.

més se percent dans des branches de cerisier ou de jasmin, que l’on a maintenues droites, et ils atteignent des prix considérables, selon leur grosseur et leur perfection.

Un beau tuyau de cerisier avec son écorce intacte qui reluit d’un éclat sombre comme un satin grenat, un jet de jasmin dont les callosités sont bien égales et d’une jolie teinte blonde, valent jusqu’à cinq cents piastres.

Je faisais quelquefois de longues stations devant la boutique d’un marchand de tuyaux de pipe, dans la rue qui descend à Top’Hané, en face le cimetière muré dont on aperçoit, à travers des ouvertures garnies de grilles, les riches tombeaux bariolés d’or et d’azur ; le marchand était un vieillard à barbe grise et rare, à l’œil entouré de peaux blanchâtres, au nez courbé, à la physionomie d’ara déplumé, et qui dessinait innocemment avec sa figure une excellente caricature de Turc que Cham eût enviée. Par l’emmanchure de son gilet à boutons usés sortait un bras plat, jaune et maigre, faisant mouvoir un archet comme un violoniste qui scie la quatrième corde en exécutant une difficulté à la Paganini. Sur une pointe de fer, mise en rotation par cet archet, tournait avec une éblouissante rapidité un tuyau de bois de cerisier qui subissait la délicate opération du forage, et que le vieux marchand frappait de temps à autre sur le rebord de sa boutique pour en faire tomber le bois réduit en poussière ; auprès du vieillard travaillait un jeune garçon, son fils sans doute, qui s’exerçait sur des tuyaux moins précieux. Une famille de petits chats jouait nonchalamment au soleil et se roulait dans la fine sciure ; les bois non travaillés et ceux déjà façonnés garnissaient le fond de l’échoppe baignée d’ombre, et le tout formait un joli tableau de genre oriental que je recommande à Théodore Frère, — tableau qui, avec quelques variantes, se trouve encadré à tous les coins de rue.