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lui monterait deux livres pesant de bon bœuf à l’étuvée, plus un grand verre de son grog le plus roide. Au moment où il se leva, Sylvia, que son départ démasquait en quelque sorte, — et dont les longues paupières ornées de cils noirs s’étaient un instant soulevées — reçut encore une fois cet ardent regard qu’elle avait déjà évité si fréquemment ; il la fit se rejeter dans l’ombre comme s’il l’eût prise à l’improviste, et dans ce brusque mouvement elle renversa sur sa robe le contenu de la tasse de thé qu’elle tenait à la main. Volontiers eût-elle pleuré de se sentir si gauche, et de voir, à ce qu’il lui semblait, toutes choses tourner à son désavantage. On allait la prendre pour une petite sauvagesse ; on allait croire, qu’elle n’entendait rien au savoir-vivre ; et tandis que, rouge et confuse, elle ne savait que devenir, elle entrevit, à travers les larmes qui obstruaient ses yeux, Kinraid agenouillé devant elle, et qui à l’aide d’un superbe foulard étanchait le liquide brûlant dont sa robe était couverte. Elle entendit en même temps sa voix s’élever au sein du sympathique bourdonnement qui de tous côtés arrivait à son oreille :

« Vous avez là, disait-il, une poignée d’armoire bien mal placée… cette après-midi, tout précisément, je m’y suis heurté le coude. »

Cette excuse indirecte, si adroitement jetée, éloignait les reproches que Sylvia croyait avoir encourus par sa gaucherie, et l’heureux accident qui devait les lui valoir avait amené Kinraid à côté d’elle, — ce qui valait mieux, en somme, que d’être en face de lui et de recevoir en plein visage ses œillades passionnées. D’ailleurs, bien qu’un peu embarrassée au début de leur tête-à-tête, elle trouvait fort agréable qu’il lui adressât la parole.

« Savez-vous bien, lui disait-il d’un ton plus significatif que ses paroles elles-mêmes, savez-vous bien que tout d’abord je ne vous ai pas reconnue ?