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paroles, mais fut assez discret pour n’en pas faire semblant. Sa récompense ne se fit pas attendre. Sylvia, l’instant d’après, était devant lui, son alphabet à la main, — toute disposée à épeler. Elle se trahit néanmoins, — à la fin de la leçon que Philip avait abrégée par ménagement pour elle, — en manifestant une joie immodérée. Elle sautait autour de sa mère, l’embrassait coup sur coup, et finit par dire à Philip avec l’accent du défi :

« Sois tranquille, si jamais je t’écris, à toi, tu n’as que faire d’ouvrir ma lettre. Je vais te dire d’avance ce que tu trouverais dedans : Abednego, Abednego, Abednego. »

Philip eut beaucoup plus de succès auprès de Daniel Robson à qui, sur sa demande expresse, il lut tout haut le dernier numéro du journal hebdomadaire publié dans la ville d’York. Ce n’est pas que Daniel Robson n’eût été en état de le déchiffrer lui-même ; mais, en pareil cas, l’attention qu’il concentrait sur les mots était naturellement perdue pour les choses. Aussi comprenait-il beaucoup mieux ce qui lui était lu, que ce qu’il lisait en personne.

Sylvia et sa mère, assidues à leur couture, écoutaient sans trop d’intérêt les tirades à grand orchestre sur les victoires de Nelson et les guerres du Nord. Les moindres nouvelles d’York, le récit d’un vol de pommes commis dans un jardin de Scarborough les auraient bien autrement captivées. Philip, d’ailleurs, il faut en convenir, lisait sur un ton de fausset, avec une emphase pédante qui semblait ôter aux mots leur sens naturel, prenant un certain plaisir à ne passer aucune citation latine et à faire ronfler comme un tonnerre les vocables de plusieurs syllabes, jusqu’à ce qu’enfin, regardant à la dérobée du côté de Sylvia pour juger de l’effet qu’il produisait sur elle, il s’aperçut qu’elle avait rejeté sa tête en arrière, laissé s’entr’ouvrir ses jolies lèvres roses