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Son imagination commençait à s’égarer et il lui semblait reconnaître, parmi ces niaises physionomies d’animaux, quelques-unes de ces figures placides comme il en voyait souvent à Monkshaven, dans cette petite ville déjà si loin, si loin de lui.

« Si tu n’y prends garde, lui cria quelqu’un, tu vas te laisser surprendre par la nuit. »

Philip regarda de quel côté venait la voix.

Un vieux berger aux jambes roidies, vêtu d’une pauvre blouse, était à une centaine de pas. Sans rien répondre, Philip se traîna péniblement vers cet homme.

« Seigneur Dieu, reprit le berger, d’où viens-tu donc ?… Il faut que tu aies rencontré le Vieil Harry[1], car tu as la mine terriblement longue.

— J’ai perdu mon chemin et voilà tout, répliqua notre voyageur, affectant un sang-froid qui lui coûtait un immense effort sur lui-même.

— C’est perdre beaucoup dans ce pays-ci, repartit le berger, et tu es heureux que je sois venu voir à mes brebis… Au surplus, les Trois Griffons ne sont pas loin, et une bonne soupe à l’eau-de-vie te remettra le cœur. »

Philip suivit son guide à grand’peine. Il n’y voyait presque plus et se dirigeait d’après le bruit des pas. La lenteur de sa marche, ses arrêts fréquents impatientaient le berger qui marmottait entre ses dents, çà et là, quelques imprécations désobligeantes. Le sentiment qui les dictait n’avait rien en soi de très-fâcheux, mais la haine même et l’outrage n’auraient ni surpris Philip, ni soulevé en lui le moindre ressentiment.

Ils arrivèrent à une espèce de chaussée naturelle jetée en travers des marais ; à quelque cent pas devant eux était une sorte de petit cabaret dont le foyer jetait au dehors un reflet ardent.

  1. Nom familier du Malin Esprit.