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s’arrêta pour les prendre, et pensa tout à coup que le moment était venu de s’expliquer :

« Philip, lui dit-elle tout à coup, Kester me faisait part, il n’y a qu’un moment, d’une singulière idée…

— Laquelle ? » demanda Philip.

Sylvia s’était assise sur le bord du réservoir et trempait dans l’eau sa main brûlante. Elle reprit très vite, levant sur le visage de Philip ses beaux yeux animés par une curiosité naïve : « Il pense que Charley Kinraid a pu être enlevé par la press-gang. »

C’était la première fois qu’elle prononçait le nom de son ancien préféré devant l’homme qui pouvait aujourd’hui se croire aimé d’elle, depuis le jour où à propos du premier elle s’était querellée avec le second. Aussi tout son visage se couvrit-il d’une vive rougeur, mais ses yeux où rayonnait une candeur irréprochable ne se baissèrent pas un instant.

Quant à Philip, son cœur avait cessé de battre : on eût dit un voyageur qui, sur la pente d’un herbage vert inondé de soleil, voit tout à coup s’entr’ouvrir à ses pieds un gouffre sombre. Il n’osait pas dérober son regard à celui de la jeune fille, mais il se sentait perdre contenance et son front s’empourprait de honte. Il entendit sa voix prononcer des paroles qui ne lui semblaient pas émaner de lui.

« De quoi se mêle Kester ? s’écria-t-il avec un grossier juron.

— Il parle, dit Sylvia, d’une chance contre cent… Serais-tu par hasard de son avis ?

— À coup sûr, dit Philip avec une sorte de désespoir qui le poussait à ne plus s’inquiéter de ce qu’il pouvait dire ou faire… à coup sûr, ce que personne n’a vu peut n’être jamais arrivé… Mais Kester serait tout aussi bien à même de contester la mort de votre père, puisque personne de nous n’était là quand… »