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versait à mesure dans les mains de Philip, les menues sommes qu’elle se procurait ainsi, et se figurait l’avoir placé à la tête d’un trésor. Les économies de Kester avaient de même été remises à Philip, et ce, nonobstant les arrière-pensées de l’honnête valet de ferme qui n’aimait guère ce nouveau patron, n’avait aucune confiance en lui, et le soupçonnait presque d’employer à soutenir le crédit naissant de sa maison toutes ces sommes énormes, selon Kester, qu’il voyait « fondre dans ses mains. » Pauvre Philip ! être l’objet de pareilles méfiances, au moment où il dépensait tout son avoir, et au delà, sans le dire à personne et en recommandant le secret à ses banquiers.

Nous venons de dire que Kester n’aimait pas Philip. Peut-être bien, à son insu, était-il jaloux de l’ascendant que le jeune cousin prenait peu à peu sur Sylvia : — sentiment bizarre en lui-même, plus bizarre encore par la manière dont il s’exprimait. Kester, effectivement, s’était pour ainsi dire constitué le gardien de la fidélité que Sylvia devait, selon lui, à son fiancé, défunt ou non. Un jour qu’il la lui rappelait en termes assez rudes, il provoqua chez la jeune fille une telle explosion de désespoir mêlé de rancune, qu’il se vit réduit à implorer humblement son pardon.

« Si tu n’étais pas Kester, lui dit-elle fléchissant enfin, je garderais un éternel souvenir de tes cruelles paroles… Dans ce moment-ci, vois-tu, je te hais !… Mais après tout je ne saurais faire que tu ne sois pas le bon vieux Kester d’autrefois,… et comment alors te refuser mon pardon ? »

Tout en parlant ainsi, elle s’était rapprochée de lui ; Kester prit entre ses mains calleuses la petite tête de Sylvia et la baisa doucement au front. Elle le regarda, les yeux encore pleins de larmes, et lui dit avec un accent moins irrité :