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De son côté, le sénateur jeta un regard jaloux sur le poste qu’occupait Tiburcio au centre du groupe formé par les deux compagnons de Benito, le vieux vaquero lui-même, Baraja et Cuchillo. Tiburcio surprit un de ses regards :

« Seigneur sénateur, lui dit-il, il ne convient peut-être pas que vous exposiez ainsi une vie si précieuse que la vôtre. Vous avez des parents, une noble famille ; moi, personne ne me pleurera.

— Le fait est, dit le sénateur, que, si les autres attachent à ma vie la moitié seulement du prix que j’y mets moi-même, ma mort leur causera un affreux crève-cœur.

— Eh bien ! changeons de place ; donnez-moi ce fusil, et je vous ferai de mon corps un rempart contre la griffe et la dent des jaguars. »

Cette proposition de Tiburcio avait lieu au moment où les voix caverneuses du couple féroce se faisaient encore entendre alternativement. Mais tout d’un coup les deux voix se marièrent en un duo de rugissements qui déchiraient les échos et vibraient dans l’air au-dessus de la cime des arbres.

Sous l’impression causée par ce terrible concert, l’échange proposé par Tiburcio fut accepté. Le sénateur prit sa place, tandis que le jeune homme, les yeux étincelants, les lèvres frémissantes, s’avança de quelques pas hors du groupe, et attendit, le fusil sur l’épaule, l’attaque inévitable de l’un des deux tigres.

Don Estévan et lui paraissaient immobiles et inébranlables comme deux statues. Les reflets inégaux du feu éclairaient ces hommes si étrangement réunis par le hasard, et dont l’un ne le cédait à l’autre ni en orgueil ni en courage.

Le moment devenait de plus en plus critique. Les deux jaguars allaient dès lors se trouver en face d’ennemis dignes d’eux.

Le foyer ne jetait plus qu’à peine une pâle clarté.