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L’oncle, avec ses étonnantes affinités pour certains corps de la nature, est très-intéressant. Il n’y a que de semblables natures pour avoir à la fois l’individualité si déterminée, et l’étendue de réceptivité que l’oncle doit posséder pour être ce qu’il est. Ses observations sur la musique, qui ne doit, suivant lui, parler qu’à l’oreille, sont aussi pleines de vérité. On ne saurait méconnaître que c’est dans ce caractère que vous avez mis le plus de votre propre nature.

Parmi tous les caractères principaux, c’est celui de Lothaire qui est le moins en relief, et cela pour des raisons tout objectives. Un caractère comme celui-là ne peut jamais se montrer tout entier dans le milieu par lequel le poëte agit. Il n’y a point d’action ou de parole qui puisse le révéler ; il faut le voir, l’entendre ; il faut vivre avec lui. Il est donc suffisant que ceux qui vivent avec lui soient unanimes dans leur confiance en lui, dans leur estime, et que notre attention soit attirée sur les sources où il a puisé ses qualités. Dans la peinture d’un tel caractère, vous laissez bien plus à l’imagination du lecteur que dans tout autre, et vous avez parfaitement raison ; car c’est un caractère esthétique ; il faut donc qu’il soit comme produit par l’esprit du lecteur, non pas arbitrairement, mais suivant les lois que vous avez eu soin de préciser. Comme il tient à l’idéal, cette précision des traits n’a jamais rien de trop rigoureux.

Le comte soutient fort bien son caractère ; c’est une bonne invention que de lui avoir fait causer le malheur du joueur de harpe par les dispositions si habiles qu’il a prises dans la maison. Avec tout leur amour pour l’ordre, de tels pédants ne peuvent jamais produire que le désordre.

Les mauvaises habitudes du petit Félix, sa manie de boire dans les bouteilles, qui amène plus tard un si grave résultat, appartiennent aussi aux idées les plus heureuses de votre plan. Il y en a beaucoup de ce genre dans le roman, et elles sont toutes fort bien trouvées. Elles unissent de la manière la plus simple et la plus naturelle l’insignifiant au sérieux, et réciproquement, et elles fondent ensemble la nécessité et le hasard.

Je me suis bien amusé de la triste métamorphose de Werner. Un tel Philistin[1] pouvait bien être soutenu quelque

  1. Philistin : c’est te terme par lequel les Allemands désignent les esprits médiocres et vulgaires, incapables de s’élever au-dessus des préoccupations matérielles de la vie, et ne voulant pas souffrir que personne agisse autrement qu’eux sous ce rapport.