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à plus d’un lecteur de trouver que vous l’abandonnez trop vite. Telle a été mon impression très-marquée à la première lecture ; à la seconde, la surprise ayant disparu, l’impression a été moins vive ; mais je crains que vous ayez ici dépassé le but de l’épaisseur d’un cheveu. C’est justement avant cette catastrophe que Mignon a commencé à paraître plus femme, plus tendre, et à intéresser par elle-même ; l’étrangeté un peu choquante de sa nature s’était effacée ; avec ses forces défaillantes s’était adoucie cette âpreté qui éloignait d’elle. La dernière chanson surtout invitait le cœur aux émotions les plus profondes. On est donc surpris, immédiatement après la scène saisissante de sa mort, de voir le médecin spéculer sur son cadavre et oublier si vite l’être vivant, la personne, pour n’y voir que le sujet d’une expérience scientifique ; on est surpris de voir que Wilhelm, qui est la cause de sa mort, et qui le sait bien, a, dans un tel moment des yeux pour la trousse du chirurgien, et peut s’absorber dans le souvenir des scènes passées, quand le présent devrait le posséder tout entier.

Quand vous seriez, en ce cas, resté dans la vérité et dans la nature, je ne crois pas que les exigences d’un lecteur « sentimental » soient satisfaites, et je vous conseille, pour ne gâter en rien l’impression d’une scène si bien amenée et si bien conduite, de tenir quelque compte de ces observations.

Sous cette réserve, je trouve admirablement beau tout ce que vous dites de Mignon vivante et morte. Surtout son poétique enterrement est bien en rapport avec sa pure et poétique nature. Son isolement, son existence mystérieuse, sa pureté et son innocence en font la personnification la plus chaste de ce degré de l’âge où elle se trouve arrêtée ; elle excite la tristesse la plus pure, la douleur la plus humaine, parce qu’il n’y a rien en elle que d’humain. Ce qui, dans tout autre personnage, serait inadmissible ou révoltant devient ici noble et sublime.

J’aurais vu volontiers l’apparition du marquis dans la famille motivée par quelque autre raison que son amour pour les arts. Il est trop indispensable au dénoûment, et le besoin que vous aviez de son intervention pourrait frapper les yeux plus que la nécessité intime qui l’amène. La belle ordonnance du reste de l’ouvrage a rendu le lecteur difficile, et lui