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Je ne puis vous dire combien j’ai été frappé de la vérité, de la vie, de la simple abondance de votre œuvre. Mon émotion est encore un peu inquiète ; elle sera plus calme quand je m’en serai rendu maître, ce qui sera une crise importante pour mon esprit ; elle est cependant l’effet du beau, du beau seul ; l’inquiétude qui s’y mêle vient uniquement de ce que la raison n’a pas encore pu rattraper le sentiment. Je vous comprends maintenant, lorsque vous me disiez que le beau, le vrai, vous touchaient souvent jusqu’aux larmes. Calme et profond, clair et cependant incompréhensible comme la nature, votre ouvrage agit ainsi sur moi, et tout, jusqu’au moindre accessoire, révèle la belle égalité de l’âme d’où une telle œuvre est sortie.

Mais je ne puis donner encore aucune forme à ces impressions, et je veux m’arrêter encore au huitième livre. Comme vous avez bien réussi à resserrer le cercle des événements et des personnages, d’abord si large et si étendu ! C’est comme un beau système planétaire, où tout marche d’accord ; les figures italiennes seules, comme des comètes étranges, rattachent ce système à un autre plus grand et plus éloigné. Parfois aussi toutes ces figures, comme celles de Marianne et d’Aurélie, s’échappent du système et se détachent comme des essences étrangères, après avoir servi uniquement à donner à l’ensemble une impulsion poétique. Quelle belle pensée que d’avoir fait dériver tout ce qu’il y a de pratiquement extraordinaire, de terriblement pathétique dans la destinée de Mignon et du joueur de harpe, des monstruosités théoriques et des avortements de l’esprit, sans en rien imputer à la pure et saine nature. C’est au sein d’une absurde superstition qu’éclôt ce monstrueux destin qui poursuit Mignon et le joueur de harpe. Aurélie elle-même ne se perd que par ce qu’il y a en elle de contraire à la nature, par son caractère trop peu féminin. Envers Marianne seule j’aurais envie de vous accuser d’un égoïsme poétique ; je dirais presque qu’elle est sacrifiée au roman, tandis que sa nature voudrait qu’elle fût sauvée. Aussi fera-t-elle toujours couler des larmes amères, tandis que les trois autres laisseront l’esprit se détacher de leur personne pour ne considérer que l’idée de l’ensemble.

La mort de Mignon, quoique préparée, produit un effet très-puissant et très-profond, si profond même qu’il arrivera