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24.

Lettre de Schiller. Il apprécie le huitième livre de Wilhelm Meister.

N’attendez encore rien de précis aujourd’hui sur l’impression que m’a faite le huitième livre. Je suis à la fois inquiet et satisfait. Le désir et le calme se mêlent étrangement en moi. Au milieu de la masse d’impressions que j’ai éprouvées, c’est l’image de Mignon qui ressort en ce moment avec le plus de force. Le vif intérêt qu’elle excite ne demande-t-il pas encore plus que vous ne lui avez donné ? Je ne saurais encore le dire. Peut-être est-ce un effet du hasard ; car, en ouvrant le manuscrit, mes yeux sont tombés sur la chanson de Mignon, et j’en ai été si profondément ému que je n’ai pu, après cela, en affaiblir l’impression.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans l’impression générale que produit ce livre, c’est, me semble-t-il, que le sérieux et la douleur disparaissent comme des ombres, et sont dominés par une disposition gaie et sereine. Je me l’explique en partie par la délicatesse et l’aisance de l’exécution, mais je crois en trouver une autre cause dans la manière dramatique et romanesque dont tes incidents sont amenés. Les parties pathétiques rappellent le roman ; tout te reste porte l’empreinte de la vie réelle. Les coups douloureux dont le coeur est frappé s’effacent vite, quelque vivement qu’ils aient été ressentis, parce qu’ils ont une cause surnaturelle, et par là même rappellent mieux que toute autre chose l’intervention de l’art. Quoi qu’il en soit, il est certain que le sérieux dans votre roman n’est au fond qu’un jeu de l’esprit, et que les parties où l’esprit semble se jouer sont seules vraiment graves et sérieuses, que la douleur est l’apparence, et le calme la seule réalité.

Frédéric, ce personnage si sagement ménagé, qui, par sa turbulence, fait à la fin tomber le fruit mûr de l’arbre et rapproche ce qui est destiné à s’unir, apparait au dénoûment comme un ami qui, par un éclat de rire, nous réveille