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nel ; mais elle veut être traitée comme elle traite ses voisins ; et il ne faut pas lui en vouloir si elle n’a de considération que pour les preuves solides. Je ne suis pas effrayé de penser que la loi du changement, devant laquelle aucune œuvre humaine ou divine ne trouve grâce, portera atteinte à la forme de cette philosophie, comme à toute autre ; mais ses fondements eux-mêmes n’ont pas à craindre ce destin : car depuis les âges les plus reculés de l’humanité, et depuis qu’il y a une raison dans le monde, on les a tacitement reconnus, et on a agi en conséquence.

On n’en peut dire autant de la philosophie de notre ami Fichte. Déjà de puissants adversaires s’élèvent dans son propre parti ; et bientôt ils diront tout haut que tout chez lui se ramène à un spinozisme[1] subjectif. Il a fait venir ici un de ses anciens amis d’université, un certain Weisshuhn, espérant, sans doute, agrandir par lui son empire. Mais celui-ci, qui, d’après tout ce que j’en entends dire, est une tête philosophique remarquable, croit déjà avoir fait une brèche dans son système, et va écrire contre lui. À en croire les assertions verbales de Fichte, car il n’en est pas encore question dans son livre, le moi est créateur, même dans ses pures représentations, et toute réalité est enfermée en lui. Le monde n’est pour lui qu’une balle lancée par le moi, et que ce même moi rattrape par la réflexion. C’est ainsi, comme nous nous y attendions, qu’il aurait défini sa divinité[2].

Nous vous remercions tous de vos élégies. Il y règne une chaleur, une tendresse, une vraie et naturelle inspiration poétique singulièrement bienfaisante pour les gens habitués à la poésie de notre temps. C’est une véritable apparition du

  1. Spinoza, philosophe panthéiste du dix-septième siècle, né à Amsterdam en 1632, mort en 1677, auteur de l’Éthique.
  2. Si l’on veut bien comprendre l’admiration et l’attachement de Schiller pour la philosophie de Kant, il faut se rappeler que cette philosophie n’est nullement sceptique, comme on l’a trop souvent répété sans raison. Kant débute, il est vrai, par une critique de la métaphysique et des philosophies antérieures à la sienne ; mais il relève, dans la Critique de la raison pratique, la foi rationnelle au devoir, à la liberté, à l’immortalité, à la divinité. — Avec Fichte commence, au contraire, cette déviation de l’esprit philosophique qui aboutit à reconstruire une métaphysique panthéistique, non suivant les principes, mais bien plutôt contre les principes du criticisme de Kant.