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sûre de la pure raison, enchaîne ses conceptions d’après des lois objectives.

Depuis longtemps déjà, quoique de loin, j’observe la marche de votre esprit, et je considère avec une admiration toujours nouvelle la voie que vous vous êtes tracée. Vous cherchez ce qu’il y a de nécessaire dans la nature ; mais vous le cherchez par une route si difficile, que tout esprit moins puissant que le vôtre se garderait de s’y engager. Vous embrassez la nature tout entière, pour vous éclairer sur les détails, et c’est dans l’universalité de ses manifestations que vous cherchez l’explication fondamentale des individus. De l’organisme le plus simple, vous vous élevez pas à pas à un organisme plus compliqué, afin de construire enfin génésiquement, à l’aide des matériaux de l’édifice de la nature tout entier, le plus compliqué de tous les organismes, l’homme. En retrouvant ainsi l’enchaînement des créations successives de la nature, vous cherchez à pénétrer les mystères les plus cachés de son art ; idée grande et vraiment héroïque, qui montre suffisamment combien votre esprit sait maintenir dans une belle unité l’ensemble de ses conceptions ! Vous ne pouvez jamais avoir eu l’espoir que votre vie suffirait pour atteindre un tel but ; mais ouvrir une telle voie est plus beau que d’en parcourir jusqu’au bout aucune autre ; et comme Achille dans l’Iliade, vous avez choisi entre Phtie[1] et l’immortalité. Si vous étiez né en Grèce, ou seulement en Italie, et qu’une nature choisie et un art idéaliste vous eussent entouré, dès le berceau, votre route aurait été singulièrement abrégée ; peut-être même eût-il été absolument inutile de vous y engager. La première intuition des choses vous aurait découvert la forme du nécessaire, et, dès les premiers essais, le grand style se serait développé en vous. Mais comme vous êtes né en Allemagne, comme votre esprit grec a été jeté au milieu de cette nature septentrionale, il n’y avait d’autre alternative possible pour vous que de devenir un artiste du Nord, ou de rendre à votre imagination, par le secours de la pensée, ce que la réalité lui refusait, et de tirer du fond de vous-même, suivant

  1. Phthie est la patrie d’Achille ; choisir entre Phthie et l’immortalité, c’était pour le héros grec préférer la gloire au retour et au bonheur dans sa patrie.