Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/95

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1390]
89
LIVRE IV.

chose que on ne fit, et demeurèrent, par celle deffaute et par l’orgueil de ce duc Louis de Bourbon, plusieurs belles emprises à non être faites, et la ville d’Auffrique, ce fut le propos de plusieurs, à non être prise.

Le siége étant devant la ville dessus dite, qui dura par droit compte et ordonnance soixante et un jours, y eut plusieurs escarmouches faites des chrétiens aux Sarrasins et aussi aux barrières de la ville, laquelle fut moult bien gardée et deffendue ; et grandement il besognoit aux Affriquans que ce fussent gens de garde et de deffense ; car là étoit toute fleur de chevalerie et d’écuyerie. Et disoient les chevaliers et écuyers aventureux ainsi : « Si nous pouvons prendre celle ville d’assaut ou autrement et qu’elle soit nôtre, nous la pourvoierons, garnirons, rafreschirons et reconforterons cel hiver, et à l’été un grand voyage des chrétiens se fera par deçà, lesquels auront l’avantage de prendre terre légèrement et d’entrer par ici en Barbarie, en Auffrique et au royaume de Thunes ; et si le voyage y étoit acoursé, les chrétiens y viendroient communément, toujours conquérant avant. » — « Ha ! disoient les autres, plût à Dieu que il fût ainsi ! car chevaliers et écuyers qui ici demeureroient se logeroient honorablement, car tous les jours, si ils vouloient ou malgré eux, ils auroient les armes. »

De ce propos et affaire se doutoient bien les Sarrasins, et pourtant mettoient-ils grand’peine et entente d’eux bien garder. La grand’chaleur et ardeur du soleil qui descendoit du ciel donnoit trop grand’peine et travail aux chrétiens, car les Sarrasins les tenoient toujours en doute et en soin de celle escarmouche ; et quand les armures étoient échauffées, ils ardoient tous là dedans. Merveille fut, à parler par raison, que oncques nul ne s’en pût sauver ni issir que il ne mourût de chaleur et de l’air, qui au mois d’août étoit tout échauffé et corrompu. Encore leur advint une incidence merveilleuse ; et si longuement elle eût duré, ils fussent tous morts et perdus sans coup férir, et je vous dirai que ce fut. Une semaine, par la grand’chaleur qu’il faisoit et la corruption de l’air, ils vinrent et descendirent généralement tant de mouches que tout leur ost en fut chargé, et ne s’en pouvoient ni savoient comment garder. Et tous les jours ils multiplioient. Si en furent plusieurs moult ébahis ; mais par la grâce de Dieu et de la vierge Marie, à qui ils étoient tous donnés et voués, pourvéance de remède y vint. Car un jour fut que un effoudre et un grésil du ciel descendit si grand et si fort que tous ces moucherons furent morts et perdus, et par ce grésil l’air grandement refroidi et attrempé ; et chevaliers et écuyers en meilleur état et ordonnance de leurs corps et santé assez que en devant.

Qui est en tel parti d’armes que les chrétiens pour lors étoient, il faut que il prenne en gré ce que le temps lui envoie. Il ne le peut pas avoir pour souhaiter ni demander. Qui chéoit en maladie, il convenoit que il fût diligemment gardé et soigné, ou il alloit outre jusques à la mort ; mais ils étoient là venus de si bonne volonté et grand’affection qu’ils avoient à accomplir honorablement leur voyage, que ce les aidoit et supportoit contre toutes peines très grandement. De toutes douceurs propices à leurs complexions, les François étoient tout espains, car rien ne leur venoit du royaume de France, vivres, pourvéances ni nouvelles ; ni on ne savoit en France qu’ils étoient devenus, non plus que s’ils fussent entrés dedans terre. Il leur vint une fois, des parties du royaume d’Arragon et de la cité de Barcelonne, pourvéances en une galée armée ; et par dedans cette galée il y avoit le plus de pommes d’orange et de demies graines. Ces pommes à leur appétit les rafreschirent et aisèrent trop grandement. Et quelque galée ou nave qu’il vînt nulle n’en retournoit, tant pour la doute des rencontres des Sarrasins sur mer que pour attendre la conclusion du siége et voir si les chrétiens prendroient celle forte ville d’Auffrique. Le jeune roi Louis de Sicile les faisoit de ceux de son royaume souvent visiter et rafreschir de vivres, car il leur étoit plus prochain que nul autre, et si les Sarrasins eussent été forts pour eux clorre la mer, et détourner les vivres et les pourvéances qui leur venoient de Pouille, Calabre, Naples et de Sicile, ils les eussent morts sans coup férir. Mais nennil ; ils leur faisoient guerre et destourbier ce que ils pouvoient par terre. Aussi Sarrasins ne sont point puissans sur mer de galées ni de vaisseaux, ainsi que sont Gennevois et Vénitiens. Et quand Sarrasins courent par mer ce n’est rien, fors en happant et en larcin, ni ils ne savent attendre chrétiens, si ils ne sont grandement au-dessus