Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
340
[1399]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

il ne montre pas que son père fût le prince de Galles ; car s’il l’eût été il eût ensuivi ses mœurs et pris garde et plaisance à ses prouesses ; et oncques il n’a voulu que le repos et séjour, les vuiseuses et les ébattemens des dames, et être toujours en-my elles, bourder, gengler et croire hommes de point de fait fors à assembler grands trésors et détruire le royaume d’Angleterre, lesquelles choses on ne lui doit point souffrir. Et pour ce que ce vaillant homme le duc de Glocestre y véoit si clair, et que les besognes d’Angleterre se portoient si mauvaisement, et tous les jours alloient de pis en pis, et qu’il en parloit pleinement et hardiement, l’ont les traiteurs, qui se tiennent de-lez le roi, meurtri ; et aussi ce vaillant chevalier le comte d’Arondel ; et bouté hors sans nul titre de raison du royaume d’Angleterre, ce jeune et vaillant seigneur monseigneur Henry de Lancastre, comte Derby, par lequel le dit royaume peut et doit être conseillé et soutenu, et par quatre beaux-fils qu’il a. Voire mais c’est grand’cruauté, car avecques tous les contraires et dommages que on fait souffrir le père qui est par delà la mer en grand’déplaisance, on déshérite ses enfans ; et les héritages qui furent à leur taye, madame Blanche de Lancastre, fille au bon duc Henry de Lancastre, on le donne et départ tous les jours à ceux qui ne sont pas dignes de l’avoir. Et pour ce que ces deux vaillans chevaliers, le comte dé Northonbrelande et messire Henry de Percy son ains-né fils, en ont parlé et de raison, le roi Richard les a fait bannir hors d’Angleterre. Et par ainsi est-il apparent que bientôt il n’y aura nul homme de vaillance en Angleterre. Et s’y nourrissent et sont jà engendrées toutes félonnies et haines, qui se multiplieront grandement, et bientôt si on n’y pourvoit. Et la pourvéance est que on mande le comte Derby qui perd son temps en France ; et lui venu par deçà, on lui baille par bonne ordonnance le régime du royaume d’Angleterre, parquoi il se réforme en bon état ; et soient punis et corrigés ceux qui l’ont desservi ; et Richard de Bordeaux pris et mis en la tour de Londres ; et tous ses faits escripts et mis par articles, desquels on trouvera grand’foison. Et quand ils sont vus et bien examinés, on verra clairement qu’il n’est pas digne de porter couronne ni tenir royaume, car ses œuvres le condamneront, qui sont infâmes. »

CHAPITRE LXXI.

Comment l’archevêque de Cantorbie fut envoyé devers le comte Derby de par les Londriens et aucuns grands consaux d’Angleterre pour faire revenir le dit comte.


Ainsi et en plusieurs manières parloient et devisoient les Londriens l’un à l’autre, et non pas tant seulement en la cité de Londres, mais en plusieurs lieux du royaume d’Angleterre ; mais vous devez croire et savoir que pour retourner en Angleterre ce dessous dessus, quelles devises, paroles ni murmurations que les hommes eussent les uns aux autres, ils n’eussent jamais osé emprendre ce qui empris fut contre le roi, si les Londriens n’eussent commencé. Les citoyens de Londres, comme chefs du royaume d’Angleterre et puissans qu’ils sont, pour obvier et pourvoir aux grands meschefs lesquels étoient apparens en Angleterre, eurent secrets consaux ensemble, et avecques eux aucuns prélats et chevaliers d’Angleterre. Ès quels consaux il fut dit et arrêté : que on envoiroit quérir le comte Derby qui se tenoit à Paris ou là près, et le feroit-on retourner en Angleterre ; et lui revenu, on lui montreroit le mauvais gouvernement de ce roi Richard ; et lui mettroit-on avant qu’il voulsist emprendre le gouvernement de l’héritage et couronne d’Angleterre ; et on le feroit roi, lui et son hoir, à demeurer perpétuellement ; et qu’il voulsist tenir le dit royaume en tous bons usages. Or fut avisé et regardé que, pour faire ce message, il convenoit envoyer devers le comte Derby homme prudent et de créance, car c’étoit grand’chose à élever le comte Derby hors du royaume de France là où le roi de France, ses oncles et les seigneurs lui avoient fait et faisoient encore tous les jours amour et courtoisie, et que jamais, sur les simples paroles d’un messager ni par lettres envoyées, il ne ajouteroit foi ; mais pourroit penser et supposer tout le contraire. Si fut prié l’archevêque de Cantorbie[1], homme d’honneur, d’excellence et de prudence de faire ce message ; lequel, pour le profit commun du royaume d’Angleterre, s’accorda légèrement de le faire à la prière et requête des Londriens. Et ordonna ses besognes si sagement et si pourvuement que nul ne sçut son département, fors ceux qui le devoient savoir. Et entra en une nef, lui septième tant seulement, au quai à Lon-

  1. Thomas Filz-Alan, fils du comte d’Arundel.