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LIVRE IV.

seigneurs firent courir renommée que le roi d’Allemagne et les seigneurs de l’Empire venoient là pour traiter un mariage du fils au marquis de Blanquebourch à la fille du duc d’Orléans ; et étoit ce marquis frère au roi d’Allemagne. Si se logea le roi de France au palais de l’archevêque ; et là étoient les ducs de Berry, d’Orléans, de Bourbon, le comte de Saint-Pol et plusieurs hauts barons et prélats de France. Et quand le roi d’Allemagne entra dedans la cité de Reims, tous ces seigneurs et prélats, et le roi Charles de Navarre qui aussi étoit là, allèrent tous à l’encontre de lui et le recueillirent doucement et liement, et le menèrent premièrement en l’église Notre-Dame et puis en l’abbaye de Saint-Rémy. Là fut le roi et tous les seigneurs d’Allemagne qui avecques lui étoient venus logés, au plus près de lui que on put par raison ; et étoit ordonné du roi de France et de son conseil, que tout ce que le roi d’Allemagne et ses gens dépendroient en la cité de Reims, tout étoit compté et délivré de par les officiers du roi de France, et si largement fait et de toutes choses que nulle défaute n’y avoit. Et convenoit bien aux Allemands pour délivrance, tous les jours qu’ils séjournèrent en la cité de Reims, dix tonneaux de harengs, car ce fut en temps de carême, et huit cens carpes, sans les autres poissons et ordonnances. Considérez quels grands coustages là furent ; et tout ce paya le roi de France.

Quand le roi d’Allemagne vint la première fois devers le roi de France au palais, tous les seigneurs dessus nommés l’allèrent quérir à l’abbaye de Saint-Rémy et le amenèrent en grand arroy au palais. Quand ces deux rois s’entrecontrèrent et virent premièrement, ils se firent moult d’honneurs et révérences, car bien étoient nourris et induits à ce faire, et par espécial le roi de France plus que le roi d’Allemagne ; car Allemands de nature sont rudes et de gros engin, si ce n’est au prendre à leur profit, mais à ce sont-ils assez experts et habiles. Tous ces seigneurs de France et d’Allemagne qui là étoient s’entre-accointèrent de paroles et de contenances moult grandement. Et donna le roi de France à dîner au roi d’Allemagne et à tous les Allemands[1]. Et fut l’assiète de la table telle que je vous dirai. À la table du roi premièrement fut assis le patriarche de Jérusalem, le roi d’Allemagne après, le roi de France le tiers, et le roi de Navarre le quart ; et plus n’en y eut assis à cette table. Aux autres tables furent assis seigneurs et prélats d’Allemagne. Ni nuls des seigneurs de France ne sirent, mais servirent. Et apportèrent tous les mets à la haute table du roi, les ducs de Berry, de Bourbon, le comte de Saint-Pol et les hauts barons de France ; et le duc d’Orléans fit toutes ses assises. Vaisselle d’or et d’argent couroit à tel largesse parmi le palais comme si elle fût toute de bois ; et fut ce dîner étoffé de toutes choses si grandement que merveilles seroit à recorder. Et je fus informé que le roi de France donna à son cousin le roi d’Allemagne toute la vaisselle d’or et d’argent qui étoit au palais, tant au dressoir comme ailleurs, et tous les ornemens et paremens de la salle et de la chambre du roi d’Allemagne là où il se retrait après dîner, vin et épices pris ; et fut prisé ce don à deux cent mille florins. Et encore furent donnés à tous ces Allemands qui là étoient grands dons et beaux présens de vaisselle d’or et d’argent ; de quoi tous les Allemands et autres gens d’étranges nations qui venus étoient voir l’état, s’émerveillèrent, et de la grand’puissance qui est et peut être au royaume de France. Ces rois séjournans en la cité de Reims, leurs consaux se mirent ensemble par plusieurs fois sur l’état pourquoi ils étoient là venus ; tant du mariage d’Orléans et de Blanquebourch que pour le fait des papes et de l’église ; et eut en ces consaux plusieurs propos retournés. Toutefois le mariage dessus nommé fut accordé et tout publié parmi la cité de Reims, mais tant que au fait de l’église et des papes, hors du conseil il n’en fut pour lors rien sçu ; mais ce qui accordé étoit fut en conseil tenu secret ; et ce que j’en ai escript je l’ai sçu depuis par les apparences.

Accordé fut que maître Pierre d’Ailly, évêque de Cambray, iroit en légation, tant de par le roi de France que de par le roi d’Allemagne, à Rome, devers celui qui se nommoit et escripsoit

  1. Le moine de Saint-Denis, qui était présent, raconte que Wenceslas ne put venir au dîner cette première fois, attendu qu’il était ivre, même avant le dîner, et qu’il fallut lui laisser cuver son vin. Le dîner d’apparat fut remis au lendemain, et cette fois on eut le soin de tenir l’empereur dans un état plus présentable.