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LIVRE IV.

vilain fait et murdre du vaillant roi de Chypre les Gennevois l’avoient fait faire, car assez tôt après, ils vinrent à puissance de gens d’armes et de gallées et prirent la cité de Famagouste et le port, et le tiennent encore de puissance.

Voire est que le roi de Chypre avoit un fils moult bel enfant lequel, quand il vint par deçà la mer la dernière fois qu’il y fut, il amena avecques lui ; et fut cil à Rome et en Lombardie avecques lui ; et son père le roi mort, les Chypriens couronnèrent à roi cet enfant[1]. Mais depuis son couronnement il ne vesqui point longuement, mais mourut ; et l’enfant mort[2] les Gennevois, de fait et de puissance, amenèrent Jacques en Chypre[3] et le couronnèrent à roi ; et puis régna roi et sire du royaume de Chypre. Et l’ont toujours les Gennevois soutenu contre toutes nations, mais oncques ils ne se voudroient dégarnir ni rendre le port et la cité de Famagouste ; et le tenoient encore en leur seigneurie au jour et au terme que je, auteur de ces chroniques et histoires, les escripsis et chronisai[4]. Et à voir dire, si la puissance des Gennevois n’eût été, les Turcs et mescréans eussent conquis et eu tout le royaume de Chypre ; et mis et tourné en leur obéissance et subjection l’île de Rhodes et toutes les îles qui sont enclos en la mer jusques à Venise ; mais les Gennevois et les Vénitiens leur sont grand obstacle au devant. Et quand ils virent que le royaume d’Arménie se perdoit, et que les Turcs le conquerroient par accord et d’un fait, ils prirent et saisirent la forte ville que on dit Gourq[5], en Arménie, séant sur la mer, et la tiennent et gouvernent. Autrement les Turcs, si ils ne doutoient ce passage et ces détroits de Gourq. Et aussi de Père[6] devant Constantinoble, ils viendroient trop avant sur les bandes de la mer et feroient trop de contraires à tous passans et cheminans sur la mer, et par espécial à l’île de Rhodes et aux îles voisines. Ainsi par telles actions et conditions sont gardées et défendues les frontières et bandes de la chrétienté.

Et retournant au droit propos dont je parlois présentement, ce roi Jacques de Chypre qui se sentoit forfait de la pollution du bon roi son frère qu’il avoit mort, et que tous autres rois et seigneurs l’en devoient avoir en haine et malveillance, rendoit grand’peine à ce qu’il pût retourner en leur grâce et faveur ; et se tint à moult honoré quand le roi de France escripsit à lui premièrement, car il le doutoit plus que nul des autres et bien y avoit cause ; car le duc de Bourbon, oncle du roi de France, de droite hoirie et succession par ceux de Lusignan dut être et devroit, et les hoirs qui de lui descendent, rois et héritiers de Chypre. Et quoique ce roi Jacques fût frère au bon roi Pierre de Chypre, il n’étoit pas d’épousée mais bâtard[7] ; et tout ce savoient bien les Jennevois. Et quand ils le couronnèrent à roi, il eut grandes alliances, eux à lui et il à eux, qui ne se peuvent ni doivent nullement briser ; et le devoient les Jennevois, et les hoirs qui de lui descendoient, par mer et par terre défendre et garder contre tout homme. Et parmi tant, ils ont moult de seigneuries et franchises au royaume de Chypre ; car tout ce qu’ils firent et ont fait d’exaulsement et d’avantage à ce roi Jacques, ce fut, est, et a été toujours, pour mieux valoir et pour être plus forts contre les Vénitiens, et mieux avoir la hantise et connoissance de leurs marchandises dont ils sont grands facteurs entre les Sarrasins et ceux de leur loi. Si mettoit et mit toujours ce roi Jacques, tant qu’il vesqui, grand’peine à complaire au roi de France et aux François, moyennant les Jennevois, car ceux-là nullement il ne voulsist courroucer. Et pour ce fit-il en celle saison de celle belle nef d’or, don et présent à l’Amorath-Baquin, pour avoir entrée d’amour et de connoissance. Lequel don et présent fut recueilli à grand’joie et moult prisé de l’Amorath et de ceux de son conseil. Et supposent les aucuns que

    de Famagouste jusqu’à parfait acquittement, mais l’amiral génois Frégose l’embarqua de force et l’emmena à Gênes, où il resta jusqu’à la mort de son neveu.

  1. Pierrin, fils de Pierre.
  2. Pierrin mourut après six mois de langueur causée par un embonpoint excessif, à l’âge de vingt-six ans, en 1382.
  3. Les Chypriotes l’avaient envoyé demander à Gênes, et les Génois ne le relâchèrent que sous les conditions les plus onéreuses.
  4. Ils le conservèrent jusqu’en 1645, époque à laquelle le roi de Chypre, Jacques, fils naturel du roi Jean et de Marie de Patras, le prit sur eux.
  5. Gorhigos.
  6. Péra.
  7. On était accoutumé alors à voir des bâtards sur les trônes chrétiens ; le roi D. Juan de Portugal était bâtard, le roi D. Henri d’Arragon était bâtard ; le roi de Chypre pouvait bien être bâtard aussi.