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LIVRE IV.

Au tiers jours prit congé aux dessus dits messire Roger d’Espaigne et leur dit : « Messeigneurs, je crois bien que pour adresser ces besognes, puisque je les ai entamées, il me faudra chevaucher en France ; et ne sais pas en quel état je trouverai le roi ni la cour ; si je demeure un petit outre raison, ne vous vueillez pas ennuyer, car ce ne sera pas ma coulpe de bref exploiter si je puis, mais la coulpe de ceux auxquels j’aurai à faire ; et souvent je vous envoierai lettres et mesagers. » — « Allez à Dieu, répondirent les seigneurs, messire Roger, nous le savons bien. »

Ainsi tous contens les parties se départirent l’un de l’autre ; ils demeurèrent à Toulouse, et messire Roger d’Espaigne retourna à Saint-Gausens devers le vicomte de Chastelbon, auquel il recorda toutes les paroles dessus dites. Le vicomte fut moult réjoui de ces nouvelles et dit : « Messire Roger, beau cousin, je me confie grandement en vous ; et la chose me touche trop grandement, car c’est pour l’héritage dont je suis venu et issu de lignée et dont je porte les armes. Je ne saurois qui envoyer en France fors que vous, ni qui sçut devant le roi, ses oncles ni leurs consaulx, proposer cette matière fors que vous. Si vous prie que, pour l’amour de moi et pour le bien desservir au temps à venir, vous vous veuillez charger de ce voyage. »

Messire Roger répondit et dit : « Je savois bien que vous m’en chargeriez ; et pour l’amour de vous et par lignage je le ferai. » Depuis ne demeura pas long terme que messire Roger d’Espaigne s’ordonna de tous points pour aller en France, sur la forme et état que vous avez ouï ; et prit le chemin de Rhodez pour abréger sa voie, car bonnes trèves étoient entre les François et les Anglois ; autrement le chemin qu’il prit ne lui eût point été profitable, car sur les frontières de Rouergue, de Quersin et de Limousin, en ces jours il y avoit encore beaucoup de forts qui faisoient guerre d’Anglois.

Nous lairrons un petit à parler de messire Roger d’Espaigne, qui chemine si à effort qu’il peut, et parlerons du roi de France et du duc de Bretagne.

CHAPITRE XXIV.

Comment traité se renouvela à Tours en Touraine entre le roi de France et le duc de Bretagne, et du mariage et allience de la fille de France au fils du duc de Bretagne et de Jean de Bretagne, comte de Paintièvre, à la fille du dit duc de Bretagne.


Vous savez, si comme il est ici dessus contenu en notre histoire en plusieurs lieux, comment le duc de Bretagne et messire Olivier de Cliçon, pour ce temps connétable de France, avoient haine l’un sur l’autre. Le duc de Bretagne, avec la haine qu’il avoit sur le dit messire Olivier, avoit grand’envie qu’il étoit si bien du roi et de son secret conseil, et volontiers y eût mis trouble et empêchement s’il sçût ou pût, et s’il ne doutât trop le roi à courroucer. Et souvent se repentoit de ce que, quand il tint en son danger messire Olivier de Cliçon, au chastel à l’Ermine, que tantôt il ne le fît mourir ; car si mort eût été, on l’eût passé et oublié, ni nul ne lui en eût fait guerre que bien il ne fût allé au devant. Le duc, pour ces haines et envies qu’il avoit sur le dit messire Olivier, se tenoit dur et haut, et clos en toutes obéissances, là où bonnement il pouvoit résister à l’encontre de la couronne de France ; et bien savoit que il faisoit mal et point n’y pourvéoit, mais souffroit les choses aller à l’aventure. Et tenoit à amour trop grandement les Anglois ; et faisoit pourvoir ses villes et ses châteaux d’artilleries et de vivres ; et mandoit en Angleterre couvertement gens d’armes et archers, et les établissoit en ses forts ; et donnoit à entendre que il attendoit guerre ; et ne savoient ses gens où ni à qui il vouloit faire guerre. Néanmoins, tout ce qu’il faisoit étoit bien sçu en France ; et en parloient les aucuns bien largement sur sa partie. Et bien savoit le duc de Bretagne que plusieurs seigneurs en France, et non pas tous, l’avoient grandement contre courage, mais il n’en faisoit compte, ains cheminoit toujours avant, et se confioit grandement de plusieurs de ses choses en sa cousine la duchesse de Bourgogne. Il avoit droit, car de ce lieu il étoit bien appuyé et fort porté, car la dame, pour cause de lignage, l’aimoit, pourtant que le comte de Flandre son père, qui cousin germain avoit été à ce duc, l’avoit toujours aimé et conforté en toutes ses tribulations. Cette dame de Bourgogne, que je vous dis, étoit bien dame, car le duc son mari