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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

grand amour entre ceux de Gand et lui. Le comte se tenoit à Bruges et point ne venoit à Gand, dont ils étoient émerveillés, voire les bonnes gens, les riches et les sages qui ne demandoient que paix ; mais les pandailles et les blancs chaperons, et ceulx qui ne convoitoient que les butins et l’avantage, n’avoient cure de sa venue ; car bien savoient que, si il venoit tout quoiement et sagement, ils seroient corrigés des maux que ils avoient faits. Nonobstant, quoi qu’ils fussent en celle doute, ceulx qui gouvernoient la loi et le conseil[1] et les bonnes gens vouloient outrément qu’il y vînt et que on l’allàt querre ; et leur sembloit qu’ils n’avoient point destable ni ferme paix si le comte ne venoit à Gand. Et furent ordonnés vingt-quatre hommes notables pour aller à Bruges le quérir, et remontrer la grand’affection que ceux de Gand avoient à lui. Et se départirent de Gand moult honorablement, ainsi comme on doit aller vers son seigneur ; et leur fut dit : « Ne retournez jamais en la ville de Gand si vous ne nous ramenez monseigneur le comte ; car vous trouveriez les portes closes. »

Sur cel état se mirent en chemin ces bourgeois de Gand et chevauchèrent vers Douse. Entre Douse et Bruges ils entendirent que le comte venoit ; de ce furent-ils moult réjouis. Ainsi qu’une lieue après, qu’ils eurent encontré des officiers du comte qui chevauchoient devant pour administrer leurs offices, ils regardèrent et virent sur les champs le comte et sa route. Quand ces bourgeois l’approchèrent, ils se trairent tout sur les champs et se ouvrirent en deux parties, et passèrent le comte et ses chevaliers tout parmi eux. Ces bourgeois, si comme le comte passoit à l’endroit d’eux, s’inclinèrent moult bas et firent au comte et à ses gens, à leur pouvoir, grand’révérence. Le comte chevaucha tout outre, sans eux regarder ; et mit un petit sa main à son chapel ; ni oncques sur tout le chemin il ne fit semblant de parler à eux. Et chevauchèrent ainsi le comte d’une part et les Gantois d’autre, tant qu’ils vinrent à Douse et là s’arrêtèrent, car le comte y devoit dîner ainsi qu’il fit ; et les Gantois prirent hôtels pour eux et dînèrent aussi.

Quand ce vint après dîner ces Gantois se trairent moult bellement en bon arroi devers le comte leur seigneur, et s’agenouillèrent tous devant lui, car le comte séoit sur un siége ; et là lui représentèrent moult humblement l’affection et le service de la ville de Gand, et lui remontrèrent comment par grand amour ceux de Gand, qui tant le désiroient à ravoir de-lez eux, les avoient là envoyés : « Et au partir, monseigneur, ils nous dirent que nous n’avions que faire de retourner à Gand si nous ne vous amenions en notre compagnie. » Le comte, qui trop bien entendit toutes leurs paroles, se tint un espace tout quoi ; et quand il parla il dit : « Je crois bien qu’il soit tout ainsi que vous dites, et que les plusieurs de ceux de Gand me désirent à ravoir, mais je me merveille de ce qu’il ne leur souvient mie, ni n’a voulu souvenir du temps passé, à ce qu’ils m’ont montré, comment je leur ai été propice, courtois et débonnaire en toutes leurs requêtes, et ai souffert à bouter hors de mon pays mes gentils hommes quand ils se plaignoient d’eux, pour garder leur loi et leur justice. J’ai ouvertes trop de fois mes prisons, pour eux rendre leurs bourgeois quand ils le me requéroient : je les ai aimés, portés et honorés plus que nuls de mon pays, et ils m’ont fait le contraire et occis mon baillif en faisant son office, et détruites les maisons de mes gens, bannis et enchâssés mes officiers, ars l’hôtel au monde que j’amois le mieux, efforcées mes villes et mis à leur entente, occis mes chevaliers en la ville d’Ypre, et fait tant de maléfices contre moi et ma seigneurie que je suis tout tenu du recorder, et vouldrois que il ne m’en souvînt jamais ; mais si fera, veuille ou non. » — « Ha, monseigneur ! répondirent ceux de Gand, ne regardez jamais à cela ; vous nous avez tout pardonné. » — « C’est voir, dit le comte, je ne vueil point pour nulles paroles que je die, au temps avenir que vous en vailliez moins ; mais je vous le remontre pour les grands cruautés et félonnies que j’ai trouvées en ceux de Gand. »

Adonc s’apaisa le comte et se leva, et les fit lever, et dit au seigneur de Ramseflies qui étoit de-lez lui : « Faites apporter le vin. » On l’apporta : si burent ceux de Gand et puis se partirent, et se retrairent en leurs hôtels, et furent là toute la nuit, car le comte y demeura aussi, et lendemain tous ensemble ils chevauchèrent vers Gand.

Quand ceux de Gand entendirent que leur

  1. Ceux qui étaient à la tête de la ville.