Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/445

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1388]
439
LIVRE III.

sire mais plus foible, et les Anglois quand ils le tiennent ne l’osent courroucer. Pourquoi, toutes ces choses considérées, il étoit avis au connétable de France que le chastel et la ville de Brest qui là étoient en ferme terre, et qui étoient ennemis au royaume de France, au cas que le duc de Bretagne le mettoit en nonchaloir, ne gisoit pas honorablement pour lui ni pour les chevaliers de Bretagne. Si ordonna à mettre siége devant, et y envoya grand’foison de chevaliers et d’escuyers de Bretagne, desquels il fit souverains maîtres et capitaines le seigneur de Malestroit, le vicomte de la Berlière, Morfornace et le seigneur de Roche-Derrien. Ces quatre vaillans hommes s’envinrent mettre le siége au plus près de Brest comme ils purent. Et firent faire et charpenter une très belle bastide, et environner de palis et de portes ; et cloyrent à ceux de Brest tantôt leurs aisemens et issues, fors celle de mer ; celle n’étoit pas en leur puissance de clorre. Et vous dis que devant Brest avoit souvent aux barrières des escarmouches et des faits d’armes, car les compagnons qui désiroient les armes, tout ébattant s’en venoient jusques aux barrières traire et lancer et réveiller ceux de Brest, qui aussi les recueilloient aux armes vaillamment ; et quand ils s’étoient là ébattus une longue espace, et, tel fois étoit, navré et blessé l’un l’autre, ils se retraioient. Mais peu de jours étoient que il n’y eut quelque chose et quelque avenue de faits d’armes.

En ce temps se tenoit en la marche de Toulouse un vaillant chevalier de France, lequel s’appeloit messire Gautier de Passac, grand capitaine et bon de gens d’armes. De la nation de Berry et des frontières de Limousin étoit le chevalier. Et avoient en devant sa venue le sénéchal de Toulouse ; messire Hue de Froideville, et le sénéchal de Carcassonne, messire Roger d’Espaigne, escript en France devers le conseil du roi l’état du pays ; car il y avoit sur les frontières de Toulouse et de Rabestan plusieurs compagnons aventureux, lesquels étoient tous issus de Lourdes et de Chastel-Tuilier, qui faisoient guerre d’Anglois et tenoient les forts qui ci-après s’ensuivent : Saint-Forget, la Boussée, Pulpuron, Cremale, le Mesnil, Rochefort, le Dos-Julien, Nazaret et plusieurs autres ; dont ils avoient si environné la bonne ville et cité de Toulouse, que les bonnes gens ne pouvoient aller hors labourer leurs vignes ni terres, ni éloigner Toulouse pour aller en leurs marchandises, fors en grand péril, si ils n’étoient attriévés ou mis en pactis à eux. Et de tous ces chastels étoit souverain capitaine un appert homme d’armes de Vescle, Anglois[1], qui s’appeloit Espaignolet. Et vous dis que ce Espaignolet fit grand’merveille, car il prit et échella le chastel de Cremale, endementres que le sire, messire Raymond, étoit allé à Toulouse. Et le tint plus d’un an.

En ce terme que il le tint, il fit une croute en terre qui vuidoit aux champs et entroit en la salle ; et quand elle fut faite il enterra dessus et y mit les quarriaux, et ne sembloit pas que il y eût allée dedans terre.

Endementres que on faisoit celle croute, traitoit le sire de Cremale à Espaignolet comment il put pour argent r’avoir son chastel. Quand Espaignolet ot fait toute la croute, il s’accorda au chevalier et lui rendit pour deux mille francs, et s’en partit et toutes ses gens. Messire Raymond rentra en son chastel, et le fit remparer et rappareiller ce qui désemparé étoit. Ne demeura pas quinze jours après que Espaignolet avec sa route s’en vint de nuit bouter ens ou conduit dont l’allée répondoit au chastel ; et s’en vint, et tous ceux qui suivir le volrent, parmi le conduit et croute bouter en la salle du chastel à heure de mie-nuit ; et fut derechef le chastel pris, et le chevalier dedans son lit ; et le rançonna encore à deux mille francs, et puis le laissa aller ; mais il tint le chastel et en fit une bonne garnison qui grandement travailloit le pays, avecques les autres qui étoient de son alliance et compagnie.

Pour telles manières de gens pillards et robeurs qui faisoient en la marche de Toulouse et de Rouergue guerre d’Anglois, fut envoyé messire Gautier de Passac à une quantité de gens d’armes et de Gennevois à Toulouse pour délivrer le pays des ennemis. Et s’en vint à Toulouse ; et fit là son mandement des chevaliers et escuyers de là environ, et escripsit devers messire Roger d’Espaigne, le sénéchal de Carcassonne, lequel le vint servir ; car messire Gautier avoit commission générale sur tous les officiers de la Languedoc ; pourquoi cils qui escripts et mandés étoient venoient à ce que ils avoient de

  1. C’est-à-dire du parti anglais et du pays des Basques.