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LIVRE III.

tingalois. Or soit ainsi, nous le voulons bien ; mais ce seroit bon que nous demandissions au roi si il veut demeurer avec nous ou aller avecques les François. »

Là furent en murmure ensemble moult longuement pour savoir si ils lui demanderoient ou si ils s’en tairoient, car ils ressoignoient grandement les paroles de messire Regnault Lymousin. Toutefois, tout considéré, ne véoient-ils point de mal à lui demander. Si s’avancèrent six des plus notables et des plus prochains de son corps, et en lui inclinant lui demandèrent ainsi :

« Très noble roi, nous véons bien et entendons par apparens signes que nous aurons aujourd’hui la bataille à vos ennemis. Dieu doint que ce soit à l’honneur et victoire de vous, si comme nous le désirons grandement. Or voulons-nous savoir où votre plaisance git le plus, ou à être avecques nous qui sommes vos féaux et sujets, ou à être avecques les François ? » — « Nennil, dit le roi ; beaux seigneurs, si je m’accorde à la bataille avoir avecques ces chevaliers et escuyers de France qui me sont venus servir et qui sont vaillans gens et pourvus de conseil et de grand confort, pour ce ne renoncé-je pas à vous ; mais vueil demeurer avecques vous ; si m’aiderez à garder. » De celle réponse eurent les Espaignols grand’joie, et s’en contentèrent bien et grandement, et dirent : « Monseigneur, ce ferons-nous ; ni jà ne vous faudrons jusques à la mort, car nous le vous avons juré et promis par la foi et par l’obligation de nos corps au jour de votre couronnement ; et tant aimâmes-nous le bon roi votre père que nous ne vous pourrions faillir par voie nulle quelconque. » — « C’est bien notre intention, » ce dit le roi. Ainsi demeura le roi d’Espaigne de-lez ses gens les Espaignols, où bien avoit vingt mille chevaux tous couverts. Et messire Regnault Lymousin étoit en la première bataille ; c’étoit son droit que il y fût, puisqu’il étoit maréchal.

CHAPITRE XX.

Comment le roi de Portingal et les siens s’ordonnèrent sagement pour batailler sur le mont de Juberot, et comment les François furent occis et le roi d’Espaigne et tout son ost déconfits.


Ce samedi étoit jour bel et clair, chaud et seri, et étoit jà le soleil tourné sur le point de vêpres, quand la première bataille vint devant Juberot, à l’encontre du lieu où le roi de Portingal et ses gens étoient ordonnés. En l’arroi des chevaliers françois avoit bien largement deux mille lances, aussi frisques et habiles gens et aussi bien armés comme on pourroit voir et souhaidier. Sitôt comme ils virent leurs ennemis, ils se restraindirent et joignirent ensemble, comme gens de fait et de bonne ordonnance et qui savoient quelle chose ils devoient faire ; et approchèrent de si près que jusques au trait. Là ot de première venue dur rencontre ; car ceux qui désiroient à assaillir et acquérir grâce et prix d’armes se boutèrent de grand’volonté en la place que les Anglois par leur sens et leur art avoient fortifiée. En entrant dedans, pourtant que l’entrée n’étoit pas bien large, ot grand’presse et grand’meschef pour les assaillans, car ce qu’il y avoit d’archers d’Angleterre traioient si ouniement que chevaux étoient tous encousus de sajettes et meshaignés, et chéoient l’un sur l’autre. Là venoient gens d’armes anglois, si pou qu’il y en avoit, avec eux Portingalois et Lussebonnois en escriant leur cri : « Notre-Dame ! Portingal ! » qui tenoient en leurs poings lances affilées de fer de Bordeaux, tranchant et perçant tout outre, qui abattoient et navroient en lançant et en courant chevaliers et gens d’armes et mettoient tout à merci. Là fut le sire de Lignac, de Berne, abattu et sa banière conquise, et fiancé prisonnier, et de ses gens de première venue grand’foison morts et pris. D’autre part, messire Jean de Rie, messire Geoffroy Ricon, messire Geoffroy de Partenay, et leurs gens étoient entrés en ce fort à telle manière que leurs chevaux qui navrés étoient fondoient dessous eux par la force du trait. Là étoient gens d’armes de leur côté en grand danger ; car au relever ils ne pouvoient aider l’un l’autre, et si ne se pouvoient élargir pour eux défendre ni combattre à leur volonté. Et vous dis bien, que quand les Portingalois virent ce meschef advenir sur les premiers requérans, ils furent aussi frais, aussi nouveaux et aussi légers à combattre que nuls gens pouvoient être. Là étoit le roi de Portingal, sa bannière devant lui, monté sur un grand coursier tout paré des armes de Portingal ; et avoit grand’joie du meschef et de la déconfiture que il véoit avenir sur ses ennemis ; et disoit à la fois pour réjouir et