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LIVRE II.

deaux, tant pour garder ceux de Mortaigne, que aussi messire Mathieu de Gournay qui se tenoit à Bayonne et qui tous les jours avoit à faire en cette marche contre les Gascons et les Bretons qui y tenoient plusieurs forteresses. Ces quatre chevaliers dessus nommés et leurs routes avoient bien geu à Pleumoude un mois, et ne pouvoient avoir vent qui leur durât pour aller en Gascogne, dont ils étoient moult courroucés, mais amender ne le pouvoient ; et si avez ouï comment le sire de Neufville d’Angleterre étoit ordonné atout gens d’armes et archers de venir conforter contre les Espaignols le roi de Navarre, et pour être sénéchal de Bordeaux et de Bordelois ; si se trouvèrent tous ces gens à Pleumoude et furent moult réjouis l’un de l’autre.

Depuis la venue du seigneur de Neufville ils ne séjournèrent mie plenté que ils orent vent à volonté. Si entrèrent en leurs vaisseaux qui chargés étoient, et désancrèrent du hâvre de Pleumoude, et levèrent les voiles, et singlèrent devers Gascogne. Et étoient d’une flotte six vingt vaisseaux et quarante barges[1], et y pouvoient là être environ mille hommes d’armes et deux mille archers ; et n’orent nul empêchement sur mer que ce vent ne leur durât toujours. Si entrèrent au hâvre de Bordeaux la nuit de Notre-Dame en septembre, en l’an de grâce mille trois cent soixante dix huit.

Quand les Bretons et les Poitevins qui tenoient le siége devant Mortaigne sur mer, les virent passer d’une flotte si grand’quantité de vaisseaux trompans[2], cornemusans et faisans grand’fête, si furent tous pensifs ; et ceux du fort tous réjouis ; car bien pensoient que ils seroient délivrés hâtivement, ou il y auroit bataille, et que pas pour néant faire ils venoient au pays qu’il n’y eût exploit d’armes. Messire Jacques de Montmore et les capitaines de l’ost se mirent ensemble en conseil et parlementèrent longuement à savoir comment ils se maintiendroient. Et se repentoient des traités qu’ils avoient laissé passer ; car un petit en devant le souldich de l’Estrade avoit voulu rendre le fort, sauf tant que eux et le leur pussent être allés à Bordeaux sauvement ; mais les François n’y voulrent entendre. Si envoyèrent un héraut parlementer à eux et leur dire que maintenant ils seroient reçus à traité. Le souldich leur fit répondre que maintenant ils n’avoient que faire de leur traité, et que leur secours étoit venu, ou franchement s’en partiroient, ou tout à leur volonté demeureroient. Si demeura la chose en ce parti, et le sire de Neufville et les Anglois s’en vinrent à Bordeaux. Si furent de messire Guillaume Helmen, sénéchal des Landes, et de messire Jean de Multon, maire de la cité de Bordeaux, et de l’archevêque du lieu, et des bourgeois et des dames grandement reçus. Si se logea le sire de Neufville en l’abbaye de Saint-Andrieu, et fut et demeura seneschal de Bordeaux et du pays de Bordelois. Assez tôt après le sire de Neufville fit un mandement d’aucuns chevaliers et écuyers gascons qui pour Anglois se tenoient, et assembla tant de toute manière de gens que ils furent bien quatre mille. Si ordonnèrent naves et vaisseaux sur la rivière de Gironde ; et se départirent de Bordeaux en instance que pour venir lever le siége de Mortaigne.

Ces nouvelles furent sçues en l’ost des François, que Anglois et Gascons venoient efforcément contreval la rivière de Gironde pour lever le siége et eux combattre. Si se mirent les capitaines tous ensemble et se conseillèrent. Si fut ainsi conseillé que ils n’étoient mie puissans ni gens assez pour attendre tel ost ; si leur valoit mieux à perdre leur saison du siége de Mortaigne que de eux mettre en plus grand péril de recevoir dommage. Et sonnèrent leurs trompettes de délogement, sans plus rien faire, et se retrairent en Poitou. Mais tous ne se départirent mie ; mais demeura une route de Bretons et de Gallois des gens de Yvain de Galles, qui se retrairent au fort de Saint-Léger ; et disoient bien que il faisoit à tenir[3] contre tout homme. Si retrairent toute leur artillerie là dedans.

Ces chevaliers d’Angleterre et ces Gascons qui venoient à pleins voiles en barges, en hoquebots et en chalans[4] parmi la rivière de Gironde, s’arrêtèrent à l’ancre devant Mortaigne, et puis issirent hors petit à petit de leurs vaisseaux ; et tout ainsi comme ils issoient hors, ils s’ordonnoient pour venir combattre le fort de Saint-Léger, où ces Bretons étoient retraits. Là

  1. Espèce de barques.
  2. Sonnant de la trompette.
  3. Il était de force à tenir.
  4. Diverses espèces de barques.