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LIVRE III.

meura le chastel de Lourdes à messire Piètre Ernault de Berne, lequel ne l’eut rendu pour nul avoir ; mais fit tantôt grande guerre et forte à l’encontre du royaume de France, et manda au pays de Berne et en la haute Gascogne grand’foison de compagnons aventureux pour aider à faire la guerre ; et se boutèrent là dedans moult d’appertes gens aux armes ; et étoient six capitaines avecques lui ; et avoit bien chacun cinquante lances ou plus dessous lui. Tout premier son frère, Jean de Berne, un moult appert écuyer, Pierre d’Anchin de Bigorre, frère germain au seigneur d’Anchin. Cils ne se voulrent oncques tourner François : Ernauldon de Sainte-Colombe, Ernauldon de Rostem, le Mongat de Sainte-Basile et le bourg de Carnillac.

Ces capitaines si firent en Bigorre, en Toulousain, en Carcassonnois et en Albigeois plusieurs courses et envahies ; car sitôt comme ils étoient hors de Lourdes, ils se trouvoient en terre d’ennemis, et se croisoient en courant et chevauchant le pays, et se mettoient, tels fois étoit, à l’aventure pour gagner, trente lieues de leur fort. En allant ils ne prenoient rien, mais au retour rien ne leur échappoit ; et ramenoient tel fois étoit si grand’foison de bétail et tant de prisonniers que ils ne les savoient où loger ; et rançonnoient tout le pays, excepté la terre au comte de Foix ; mais en celle ils n’osassent pas prendre une poule sans payer ni sur homme qui fût au comte de Foix ni qui eû son sauf conduit ; car s’ils l’eussent courroucé ils n’eussent point duré.

Cils compagnons de Lourdes avoient trop beau courir et chevaucher où il leur plaisoit.

Assez près de là, si comme je vous ai dit, siéd la ville de Tharbe que ils tenoient en grand doute, et tinrent tant que ils se mirent en pactis à eux. En revenant de Tharbe à leur fort, siéd un grand village et une bonne abbaye où ils firent moult de maux, que on appela Guiors ; mais ils se mirent en pactis à eux. D’autre part, sur la rivière de Lisse, siéd une grosse ville fermée qu’on appelle Bagnières. Ceux d’icelle ville avoient trop fort temps, car ils étoient hériés et guerroyés de ceux de Lourdes et de ceux de Mauvoisin qui leur étoient encore plus prochains.

Cil chastel de Mauvoisin siéd sur une montagne, et dessous queurt la rivière de Lisse, qui vient férir à une bonne ville fermée, qui est moult près de là, que on appelle Tournay. Les gens de Tournay avoient tous le tres-pas[1] de ceux de Lourdes et de ceux de Mauvoisin.

À celle ville de Tournay ne faisoient-ils nul mal ni nul dommage, pourtant que ils avoient là leur retour et leur passage ; et aussi les gens de la ville avoient bon marché de leur pillage, et si savoient moult bien dissimuler avecques eux. Faire leur convenoit si ils vouloient vivre, car ils n’étoient aidés ni confortés de nullui. Le capitaine de Mauvoisin étoit Gascon et avoit nom Raymonnet de l’Espée, appert homme d’armes durement. Et vous dis que ceux de Lourdes et de Mauvoisin rançonnoient autant bien les marchands du royaume d’Arragon et de Catalogne, comme ils faisoient les François, si ils n’étoient à pactis à eux, ou autrement ils n’en épargnoient nuls.

En ce temps que je empris à faire mon chemin et de aller devers le comte de Foix, pourtant que je ressoignois la diversité du pays où je n’avois oncques été ni entré, quand je me fus parti de Carcassonne, je laissai le chemin de Toulouse à la bonne main[2], et pris le chemin à la main senestre, et vins à Montroial et puis à Fougens, et puis à Bellepuic, la première ville fermée de la comté de Foix, et de là à Maseres, et puis au chastel de Savredun, et puis arrivai à la belle et bonne cité de Pammiers, laquelle est toute au comte de Foix ; et là m’arrêterai pour attendre compagnie qui allât au pays de Berne où le dit comte se tenoit.

Quand j’eus séjourné en la cité de Pammiers, trois jours, laquelle cité est moult déduisant, car elle siéd en beaux vignobles et bons et à grand’planté, et environné d’une belle rivière claire et large assez que on appelle la Liége[3], en ce séjour me vint d’aventure un chevalier de l’hôtel du comte de Foix qui retournoit d’Avignon, lequel s’appeloit messire Espaing de Lyon, vaillant homme et sage et beau chevalier, et pouvoit lors être en l’âge de cinquante ans. Je me mis en sa compagnie ; il en ot grand’joie, pour savoir par moi des besognes de France ; et fûmes dix jours sur le chemin, ainçois que nous

  1. Droit de passage.
  2. C’est-à-dire à la main droite.
  3. L’Arriége.