Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/288

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
282
[1383]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Ce propos fut tenu ; et se partit le roi de Ravensberghe, et toutes ses gens s’ordonnèrent sur les champs. Et étoit grand’beauté à voir reluire contre le soleil ces bannières, et ces pennons, et ces bassinets, et si grand’foison de gens d’armes que vue d’yeux ne les pouvoit comprendre, et sembloit un bois des lances que on portoit droites. Ainsi chevauchèrent-ils en quatre batailles pour venir devant Berghes et enclorre là dedans les Anglois ; et droit environ heure de tierce, entra un héraut anglois en la ville, qui avoit passé tout parmi l’ost de France, par la grâce que les seigneurs de France lui avoient faite ; et vint devant messire Hue de Cavrelée, qui étoit en son hôtel, lequel lui demanda en haut, que tous l’ouïrent : « Héraut, dont viens-tu ? » — « Monseigneur, dit-il, je viens de l’ost de France ; si ai vu les plus belles gens d’armes et la plus grand’foison, que il n’est aujourd’hui roi nul qui tant en pût mettre ensemble. » — « Et de ces belles gens d’armes que tu dis quel foison sont-ils bien ? » — « Par ma foi, dit le héraut, monseigneur, ils sont bien vingt six mille hommes d’armes la plus belle gent, les mieux armés et les mieux arroyés que on puist voir de deux yeux. » — « Ha, répondit messire Hue de Cavrelée, qui fut courroucé de celle parole, que tu es bien taillé de bien farcer une belle bourde : or sais-je bien que tu as menti ; car j’ai vu plusieurs fois les assemblées des François, mais ils ne se trouvèrent oncques vingt six mille, non six mille hommes d’armes. »

À ces paroles la gaite de la ville de Berghes, qui étoit en sa garde, sonne sa trompette ; car l’avant-garde devoit et vouloit passer devant les murs de la ville. Lors dit messire Hue de Cavrelée aux chevaliers et écuyers qui là étoient : « Or allons, allons voir ces vingt six mille hommes d’armes passer ; véez-les là, notre gaite les corne. »

Adonc s’en vinrent-ils sur les murs de la ville, et là s’appuyèrent. Si regardèrent l’avant-garde qui passoit où il pouvoit environ avoir quinze cents lances, le connétable, les maréchaux, le maître des arbalêtriers et le seigneur de Coucy ; et tantôt après passa le duc de Bretagne, le comte de Flandre, le comte de Saint-Pol, et pouvoient être aussi environ quinze cents lances. Lors dit messire Hue de Cavrelée, qui cuida avoir tout vu : « Or, regardez si je disois bien voir, véez là les vingt six mille hommes d’armes : si ils sont trois mille lances, ils sont cent mille ; allons dîner, allons, encore n’ai-je vu gens pour qui nous doyons ores laisser la ville : ce héraut nous ébahiroit bien si nous le voulions croire. » Le héraut fut tout honteux ; mais il dit bien : « Sire, vous n’avez vu que l’avant-garde ; encore sont le roi et tous ses oncles derrière et leur puissance ; et de rechef encore y est l’arrière-garde, où il y a plus de deux mille lances ; et tout ce verrez-vous dedans quatre heures si tant vous voulez ici demeurer. » Messire Hue n’en fit compte, mais vint à son hôtel et dit qu’il avoit tout vu, et s’assit à table. Ainsi comme ils se dînoient, la gaite commence à corner et recorner, et à mener grand’friente. Adonc se leva messire Hue de Cavrelée de la table, et dit qu’il vouloit aller voir que c’étoit, et vint sur les murs. À ces coups passoient et devoient passer le roi de France et ses oncles, le duc Frédéric, le duc de Bar, le duc de Lorraine, le comte de Savoie, le Dauphin d’Auvergne, le comte de la Marche et leurs routes. En celle grosse bataille avoit bien seize mille lances. Adonc se tint pour deçu messire Hue de Cavrelée, et dit : « Le héraut a droit ; j’ai eu tort de lui blâmer : allons, allons, montons à cheval, sauvons nos corps et le nôtre ; il ne fait pas ici trop sain demeurer : je ne me connois mais à l’état de France ; je n’en vis oncques tant de quatre fois ensemble comme j’en vois là et ai vu parmi l’avant-garde ; et encore convient-il qu’ils aient l’arrière-garde. » Lors se départit messire Hue de Cavrelée des murs, et s’en retourna à l’hôtel.

Tous leurs chevaux étoient ensellés et tous troussés. Ils montèrent sus sans faire noise, et firent ouvrir les portes par où on va à Bourbourch, et s’en partirent et emmenèrent tout leur pillage.

Si les François s’en fussent donnés de garde, ils les eussent bien été au devant ; mais ils n’en sçurent oncques rien en trop grand temps que ils étoient jà presque tous retraits en Bourbourch.

Messire Hue de Cavrelée, tout merencolieux, s’arrêta sur les champs en sur-attendant sa route ; et là dit à messire Guillaume Helmen, à messire Thomas Trivet et aux autres qui bien l’entendoient : « Seigneurs, par ma foi, nous avons fait en celle saison une très honteuse