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LIVRE II.


CHAPITRE LXVII.


Comment le comte de Bouquenghen fit requerre au duc de Bourgogne étant en Troyes d’avoir bataille, et de la conduite qui y fut.


En la cité de Troyes étoit le duc de Bourgogne ; et avoit là fait son mandement espécial, très les Anglois venans et chevauchans parmi le royaume de France, car il avoit volonté et intention de combattre les Anglois entre la rivière de Saine et de Yonne. Et aussi les barons et les chevaliers et les écuyers du royaume de France ne désiroient autre chose. Mais nullement le roi de France, pour la doute des fortunes et périls, ne s’y vouloit accorder ; car tant ressoignoit les grands pertes et dommages que les nobles de son royaume avoient eus et reçus du temps passé par les victoires des Anglois, que nullement il ne vouloit que on les combattit, si ce n’étoit à son trop grand avantage. Avecques le duc de Bourgogne étoient en la cité de Troyes : le duc de Bourbon, le duc de Bar, le comte d’Eu, le sire de Coucy, le sire de Chastillon, messire Jean de Vienne, amiral de la mer, le seigneur de Vienne et de Sainte-Croix, messire Jacquemes de Vienne, messire Gaultier de Vienne, le sire de la Trémoille, le sire de Vergy, le sire de Rougemont, le sire de Hambue, le sénéchal de Hainaut, le seigneur de Saint-Py, le Barrois des Barres, le sire de Roye, messire Jean de Roye, le vicomte d’Assy, messire Guillaume bâtard de Langres et plus de mille chevaliers et écuyers. Et me fut dit que le sire de la Trémoille étoit envoyé de par le duc et les seigneurs au roi, à Paris, pour savoir son plaisir, et pour impétrer que on les pût combattre. Si n’étoit point encore revenu au jour que les Anglois vinrent devant Troyes. Ces seigneurs de France, qui bien savoient que les Anglois ne passeroient jamais sans eux venir voir, avoient fait faire au dehors de la porte de Troyes, ainsi comme au trait d’un arc, et charpenter une bastide de gros merrien à manière d’une recueillette[1], où bien pouvoient mille hommes ; et étoient ses bailles faites de bon bois et par bonne ordonnance. Au conseil du soir, en l’ost des Anglois, furent appelés tous les capitaines, à savoir comment lendemain ils se maintiendroient. Si fut ordonné et arrêté que tous seigneurs, barons, chevaliers à bannières et à pennons, armés de leurs armes, sur chevaux couverts de leurs armes, en trois batailles rangées et ordonnées, sur les champs chevaucheroient devant Troyes, et là s’arrêteroient, et enverroient leurs hérauts à Troyes aux seigneurs, et leur présenteroient la bataille. Sur ce conseil, ils soupèrent et couchèrent, et firent la nuit deux gais, chacun gai de la moitié de l’ost. Quand ce vint au matin, au point de sept heures, il fit moult bel et moult clair. Donc sonnèrent leurs trompettes parmi l’ost, et s’armèrent toutes gens de toutes pièces, et mistrent en arroy et ordonnance très convenable ainsi que pour tantôt entrer en bataille ; et étoient les seigneurs montés sur chevaux couverts et parés de leurs armes, dont les sambues et les houssemens alloient jusques à terre. Ainsi étoient-ils vêtus et houssés dessus leurs armures et tout parés de leurs pleines armes, chacun sire dessous sa bannière ou son pennon, ainsi comme à lui appartenoit et que pour entrer en bataille, au plus honorablement et notablement que chacun pouvoit ; et pour eux ajoliver et acointer ils avoient mis en ce leur entente depuis qu’ils vinrent d’Angleterre. En cette frischeté, et moult serrés, bannières et pennons ventilans, tout le pas, mis en trois batailles, ils s’en vinrent devant Troyes en un beau plain ; et là furent du comte de Bouquenghen appelés Chandos et Aquitaine, doy rois d’armes, auxquels le comte dit ainsi : « Rois d’armes, vous vous en irez à Troyes, et parlerez aux seigneurs dont il y a foison, et leur présenterez de par nous et nos compagnons la bataille ; et leur direz que nous sommes issus hors d’Angleterre pour faire fait d’armes ; ni autre chose nous ne voulons ni quérons, fors à faire fait d’armes contre nos ennemis, et là où nous les cuidons trouver, nous les demandons ; et pour ce que nous savons que une partie de la fleur de la chevalerie de France repose là dedans, nous sommes venus ce chemin ; et s’ils nous veulent calenger aucun droit qu’ils disent qu’ils aient pour eux, ils nous trouveront sur les champs, en la forme et manière que on doit trouver ses ennemis. » — « Monseigneur, répondirent les deux rois[2], nous ferons connoître votre commandement. » Adonc se départirent les deux rois du comte et de leurs maîtres, et chevauchèrent vers

  1. Espèce de fort bâti en bois.
  2. Rois d’armes.