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RÉPONSE DE LAMARTINE.

Ni pour fouetter et mordre irritant sa colère
Changé ma muse en Némésis.

D’implacables serpents je ne l’ai point coiffée !
Je ne l’ai pas menée une verge à la main,
Injuriant la gloire avec le luth d’Orphée,
Trainer des noms fameux aux ruisseaux du chemin.
Prostituant ses vers aux haines de la rue,
Je n’ai pas arraché la prêtresse au saint lieu,
À la dérision je ne l’ai pas vendue,
Comme Judas vendit son Dieu !

Non, non, je l’ai conduite au fond des solitudes
Comme un amant jaloux d’une chaste beauté ;
J’ai gardé ses beaux pieds des atteintes trop rudes,
Dont la terre eût blessé la tendre nudité !
J’ai couronné son front d’étoiles immortelles,
J’ai parfumé mon cœur pour lui faire un séjour,
Et je n’ai rien laissé s’abriter sous ses ailes
Que la prière et que l’amour !

L’or pur que sous mes pas semait sa main prospère
N’a point payé la vigne ou le champ du potier ;
Il n’a point engraissé les sillons de mon père,
Ni les coffres jaloux d’un avide héritier :
Elle sait où du ciel ce divin denier tombe,
Tu peux, sans le ternir, me reprocher cet or !
D’autres bouches un jour te diront sur ma tombe
Où fut enfoui mon trésor !

Je n’ai rien demandé que des chants à sa lyre,
Des soupirs pour une ombre et des hymnes pour Dieu !
Puis quand l’âge est venu m’enlever son délire,
J’ai dit à cette autre âme un trop précoce adieu :
Quitte un cœur que le poids de la patrie accable,
Fuis nos villes de boue et notre âge de bruit !