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d’évanoui. Je ne voyais rien, la rue était déserte, sur nos têtes le ciel était bleu et radieux, nous nous taisions tous. Que voulait-elle dire, cette chanson espagnole chantée par la vieille voix ? Était-ce deuil des morts, retour sur les ans de jeunesse, souvenirs du bon temps qui n’est plus, des chants de guerre sur ces ruines ou des chants d’amour que fredonnait la vieille femme inconnue ? Elle se tut, et une voix fraîche partit à côté, entonnant un boléro allègre, chaud de notes perlées, chanson de l’alouette qui secoue le matin ses ailes humides sur la haie d’épines ; mais elle ne dura guère, cette voix se tut vite, et le boléro avait été moins long que la complainte. Et nous continuâmes à marcher dans les pierres des rues. On trouve çà et là des puits comblés au milieu des rues, des créneaux dans chaque pan de mur ; on ne sait où on va ; la ville a l’air d’errer aussi et de penser des choses douloureuses.

Un pêcheur vêtu de rouge, de haute stature, le profil osseux et découpé, faisait sécher une voile rapiécée sur un tertre de gazon, entre des hardes sales et cent fois recousues. Quand il nous vit, il nous appela et nous fit descendre dans un trou creux maçonné, plein de meurtrières, et d’où les Carlistes se cachaient pour mitrailler les avant-postes christinos. Car les Carlistes ont tenu bon, ils sont tombés un à un, comme le moyen âge aussi est tombé pierre à pierre ; mais il a fallu les arracher, et bien des ongles ont sauté ; chaque maison, chaque porte, chaque poutre est criblée