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Ce qu’on appelle ordinairement un bel homme est une chose assez bête ; jusqu’à présent, j’ai peur que Bordeaux ne soit une belle ville. Larges rues, places ouvertes, beaucoup de mouchoirs sur des têtes brunes, telle est la phrase synthétique dans laquelle je la résume avant d’en savoir davantage. Il me faut pour que je l’aime quelque chose de plus que son pont, que les pantalons blancs de ses commerçants, que ses rues alignées et son port qui est le type du port. Il n’y fait, selon moi, ni assez chaud ni assez froid ; il n’y a rien d’incisif et d’accentué : c’est un Rouen méridional, avec une Garonne aux eaux bourbeuses. Je comptais donc me jeter à l’eau et me laisser entraîner par le courant, m’étendre dans le duvet moelleux du fleuve, couche suave dont les draps limpides vous baisent la peau. Imaginez un espace fermé où l’eau reste stagnante comme dans un bocal, comparaison peu flatteuse pour ceux qui y vivent même momentanément, des grilles en bois qui empêchent l’air de circuler et même de vider l’eau, une atmosphère de cigare éteint, de la boue et des oies qui y pataugeaient, telle était l’école de natation. J’hésitai à y souiller mes membres, mon héroïsme m’y fit plonger jusqu’au coude, car un plancher bourgeois remplace le lit du fleuve, de sorte qu’il n’y a pas même la possibilité de se mouiller la tête sans crainte de tomber sur le plancher. Allez-vous donc ici vous reposer dans l’herbe, effleurer du bout du nez les pointes dardées des roseaux, remuer les cailloux au fond du