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vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salles de gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours le coude sur la pierre et le menton dans la main à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche, qui galope sur un cheval noir. Elle eut, dans ce temps-là, le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l’endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d’Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle se détachaient comme des comètes sur l’immensité ténébreuse de l’histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l’ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté.

« À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, il n’était question que de petits anges aux ailes d’or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l’attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. »

Comment, vous ne vous êtes pas souvenu de cela, quand cette pauvre fille de la campagne, rentrée à la ferme, ayant trouvé à épouser un médecin de village, est invitée à une soirée d’un château, sur laquelle vous avez cherché à appeler l’attention du tribunal pour montrer quelque chose de lascif dans une valse qu’elle vient de danser ! Vous ne vous êtes pas souvenu de cette éducation, quand cette pauvre femme enlevée par une invitation qui est venue la prendre au foyer vulgaire de son mari, pour la mener à ce château, quand elle a vu ces beaux messieurs, ces belles dames, ce vieux duc qui, disait-on, avait eu des bonnes fortunes à la cour !… M. l’Avocat impérial a eu de beaux mouvements, à propos de la reine Antoinette ! Il n’y a pas un de nous, assurément, qui ne se soit associé par la pensée à votre pensée. Comme vous, nous avons frémi au nom de cette victime des révolutions ; mais ce n’est pas de Marie-Antoinette qu’il s’agit ici, c’est du château de la Vaubyessard.

Il y avait là un vieux duc qui avait eu — disait-on — des rapports avec la reine, et sur lequel se portaient tous les regards. Et quand cette jeune femme, voyant se réaliser tous les rêves fantastiques de sa jeunesse, se trouve ainsi transportée au milieu de ce monde, vous vous étonnez de l’enivrement qu’elle a ressenti ;