Page:Flaubert - Madame Bovary, Conard, 1910.djvu/566

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Sa grande passion, dans son enfance, était de se faire dire des histoires. Il les écoutait immobile, fixant sur le conteur ses grands yeux bleus. Puis il demeurait pendant des heures à songer, un doigt dans la bouche, entièrement absorbé, comme endormi.

Son esprit cependant travaillait, car il composait déjà des pièces, qu’il ne pouvait point écrire, mais qu’il représentait tout seul, jouant les différents personnages, improvisant de longs dialogues.

Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature furent une grande naïveté et une horreur de l’action physique. Toute sa vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni remuer autour de lui sans s’exaspérer ; et il déclarait, avec sa voix mordante, sonore et toujours un peu théâtrale : que cela n’était point philosophique. « On ne peut penser et écrire qu’assis », disait-il.

Sa naïveté se continua jusqu’à ses derniers jours. Cet observateur si pénétrant et si subtil semblait ne voir la vie avec lucidité que de loin. Dès qu’il y touchait, dès qu’il s’agissait de ses voisins immédiats, on eût dit qu’un voile couvrait ses yeux. Son extrême droiture native, sa bonne foi inébranlable, la générosité de toutes ses émotions, de toutes les impulsions de son âme, sont les causes indubitables de cette naïveté persévérante.

Il vécut à côté du monde et non dedans. Mieux placé pour observer, il n’avait point la sensation nette des contacts.

… L’apparition de Madame Bovary fut une révolution dans les lettres.

Le grand Balzac, méconnu, avait jeté son génie en des livres puissants, touffus, débordant de vie, d’observations ou plutôt de révélations sur l’humanité. Il devinait, inventait, créait un monde entier né dans son esprit.

Peu artiste, au sens délicat du mot, il écrivait une langue forte, imagée, un peu confuse et pénible.

Emporté par son inspiration, il semble avoir ignoré l’art si difficile de donner aux idées de la valeur par les mots, par la sonorité et la contexture de la phrase.

Il a, dans son œuvre, des lourdeurs de colosse ; et il est peu de pages de ce très grand homme qui puissent être citées comme des chefs-d’œuvre de la langue, ainsi qu’on cite du Rabelais, du La Bruyère, du Bossuet, du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du Gautier, etc.

Gustave Flaubert, au contraire, procédant par pénétration bien plus que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle, précise, sobre et sonore, une étude de vie humaine, profonde, surprenante, complète.

Ce n’était plus du roman comme l’avaient fait les plus grands, du roman où l’on sent toujours un peu l’imagination et l’auteur, du