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retentissement, et ce n’est pas sans trouble et sans nervosité qu’il écrivait à son frère le Dr Achille Flaubert :

« Mardi soir 10 h. — Je crois que mon affaire se trouble et qu’elle réussira. — Le Dr de la Sûreté générale a dit (devant témoins) à Me Treilhard d’arrêter les poursuites — mais un revirement peut avoir lieu — j’avais contre moi deux ministères, celui de la Justice et celui de l’Intérieur.

« On a travaillé — et pas marché — mais j’ai cela pour moi, que je n’ai pas fait une visite à un magistrat…

« L’important était d’établir l’opinion publique — c’est chose terminée maintenant et désormais, de quelque façon que cela tourne, on comptera avec moi — les dames se sont fortement mêlées de ton serviteur et frère ou plutôt de son livre, surtout la princesse de Beauvau, qui est une Bovaryste enragée et qui a été deux fois chez l’Impératrice pour faire arrêter les poursuites (garde cela pour toi bien entendu).

« Mais on voulait à toute force en finir avec la Revue de Paris — et il était très malin de la supprimer pour délit d’immoralité et d’irréligion… »

Et quatre jours après :

« Je ne t’écrivais plus, mon cher Achille, parce que je croyais l’affaire complètement terminée ; le Prince Napoléon l’avait par trois fois affirmé et à trois personnes différentes. Me Rouland a été lui-même parler au Ministère de l’Intérieur, et Me Édouard Delessert avait été chargé par l’Impératrice (chez laquelle il dînait mardi) de dire à sa mère que c’était une affaire finie.

« C’est hier matin, que j’ai su par le père Sénard, que j’étais renvoyé en police correctionnelle…

« J’en ai fait prévenir immédiatement le Prince, lequel m’a répondu que ce n’était pas vrai, mais c’est lui qui se trompe.

« Voilà tout ce que je sais, c’est un tourbillon de mensonges et d’infamies dans lequel je me perds — il y a là-dessous quelque chose, quelqu’un d’invisible et d’acharné — je n’ai d’abord été qu’un prétexte et je crois maintenant que la Revue de Paris elle-même n’est qu’un prétexte. Peut-être en veut-on à quelqu’un de mes protecteurs ? ils ont été considérables plus par la qualité que par la quantité.

« … Mais je n’attends aucune justice — je ferai ma prison — je ne demanderai bien entendu aucune grâce — c’est là ce qui me déshonorerait… — et on ne me clorera pas le bec, du tout ! je travaillerai comme par le passé, c’est-à-dire avec autant de conscience et d’indépendance. Ah ! je leur fouterai des romans ! et des vrais !…

« J’attends de minute en minute le papier timbré qui m’indiquera le jour où je dois aller m’asseoir (pour crime d’avoir écrit en français) sur le banc des filous et des pédérastes… »