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le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu’ils étaient dans l’envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de mollesse qu’en apportait le parfum des seringuas, et projetait dans leurs souvenirs des ombres plus démesurées et plus mélancoliques que celles des saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe. Souvent quelque bête nocturne, hérisson ou belette, se mettant en chasse, dérangeait les feuilles, ou bien on entendait par moment une pêche mûre qui tombait toute seule de l’espalier.

— Ah ! la belle nuit ! dit Rodolphe.

— Nous en aurons d’autres ! reprit Emma.

Et, comme se parlant à elle-même :

— Oui, il fera bon voyager… Pourquoi ai-je le cœur triste, cependant ? Est-ce l’appréhension de l’inconnu…, l’effet des habitudes quittées…, ou plutôt… ? Non, c’est l’excès du bonheur ! Que je suis faible, n’est-ce pas ? Pardonne-moi !

— Il est encore temps ! s’écria-t-il. Réfléchis, tu t’en repentiras peut-être.

— Jamais ! fit-elle impétueusement.

Et en se rapprochant de lui :

— Quel malheur donc peut-il me survenir ? Il n’y a pas de désert, pas de précipice ni d’océan que je ne traverserais avec toi. À mesure que nous vivrons ensemble, ce sera comme une étreinte chaque jour plus serrée, plus complète ! Nous n’aurons rien qui nous trouble, pas de soucis, nul obstacle ! Nous serons seuls, tout à nous, éternellement… Parle donc, réponds-moi.

Il répondait à intervalles réguliers : « Oui…