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l’âge des émotions naïves, ils éprouvaient un plaisir nouveau, une sorte d’épanouissement, le charme des tendresses à leur début.

Vingt fois ils s’étaient levés, s’étaient rassis et avaient fait la longueur du boulevard, depuis l’écluse d’amont jusqu’à l’écluse d’aval, chaque fois voulant s’en aller, n’en ayant pas la force, retenus par une fascination.

Ils se quittaient pourtant, et leurs mains étaient jointes, quand Bouvard dit tout à coup :

— Ma foi ! si nous dînions ensemble ?

— J’en avais l’idée ! reprit Pécuchet, mais je n’osais pas vous le proposer !

Et il se laissa conduire en face de l’Hôtel de Ville, dans un petit restaurant où l’on serait bien.

Bouvard commanda le menu.

Pécuchet avait peur des épices comme pouvant lui incendier le corps. Ce fut l’objet d’une discussion médicale. Ensuite, ils glorifièrent les avantages des sciences : que de choses à connaître ! que de recherches… si on avait le temps ! Hélas, le gagne-pain l’absorbait ; et ils levèrent les bras d’étonnement, ils faillirent s’embrasser par-dessus la table en découvrant qu’ils étaient tous les deux copistes, Bouvard dans une maison de commerce, Pécuchet au ministère de la marine ; ce qui ne l’empêchait pas de consacrer, chaque soir, quelques moments à l’étude. Il avait noté des fautes dans l’ouvrage de M. Thiers, et il parla avec le plus grand respect d’un certain Dumouchel, professeur.

Bouvard l’emportait par d’autres côtés. Sa chaîne de montre en cheveux et la manière dont il battait la rémolade décelaient le roquentin plein