Page:Flaubert - Bouvard et Pécuchet, éd. Conard, 1910.djvu/225

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Toi, tu me révoltes !

Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les résumés. Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant :

— Lis toi-même ! Ils nous proposent comme exemple les Esséniens, les Frères Moraves, les jésuites du Paraguay, et jusqu’au régime des prisons. Chez les Icariens, le déjeuner se fait en vingt minutes, les femmes accouchent à l’hôpital ; quant aux livres, défense d’en imprimer sans l’autorisation de la République.

— Mais Cabet est un idiot.

— Maintenant, voilà du Saint-Simon : les publicistes soumettront leurs travaux à un comité d’industriels ; et du Pierre Leroux : la loi forcera les citoyens à entendre un orateur ; et de l’Auguste Comte : les prêtres éduqueront la jeunesse, dirigeront toutes les œuvres de l’esprit, et engageront le pouvoir à régler la procréation.

Ces documents affligèrent Pécuchet. Le soir, au dîner, il répliqua.

— Qu’il y ait, chez les utopistes, des choses ridicules, j’en conviens ; cependant ils méritent notre amour. La hideur du monde les désolait, et, pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toi Morus décapité, Campanella mis sept fois à la torture, Buonarotti avec une chaîne autour du cou, Saint-Simon crevant de misère, bien d’autres. Ils auraient pu vivre tranquilles ; mais non ! ils ont marché dans leur voie, la tête au ciel, comme des héros.

— Crois-tu que le monde, reprit Bouvard, changera grâce aux théories d’un monsieur ?

— Qu’importe ! dit Pécuchet, il est temps de