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perdit dans une espèce de bourdonnement. Elle était monotone et, bien que forte, indistincte.

Bouvard, plein d’expérience, lui conseilla, pour l’assouplir, de la déployer depuis le ton le plus bas jusqu’au plus haut, et de la replier, émettant deux gammes, l’une montante, l’autre descendante ; et lui-même se livrait à cet exercice, le matin, dans son lit, couché sur le dos, selon le précepte des Grecs. Pécuchet, pendant ce temps-là, travaillait de la même façon ; leur porte était close et ils braillaient séparément.

Ce qui leur plaisait de la tragédie, c’était l’emphase, les discours sur la politique, les maximes de perversité.

Ils apprirent par cœur les dialogues les plus fameux de Racine et de Voltaire, et ils les déclamaient dans le corridor. Bouvard, comme au Théâtre-Français, marchait la main sur l’épaule de Pécuchet en s’arrêtant par intervalles, et, roulant ses yeux, ouvrait les bras, accusait les destins. Il avait de beaux cris de douleur dans le Philoctète de La Harpe, un joli hoquet dans Gabrielle de Vergy, et quand il faisait Denys, tyran de Syracuse, une manière de considérer son fils en l’appelant « Monstre, digne de moi ! » qui était vraiment terrible. Pécuchet en oubliait son rôle. Les moyens lui manquaient, non la bonne volonté.

Une fois, dans la Cléopâtre de Marmontel, il imagina de reproduire le sifflement de l’aspic, tel qu’avait dû le faire l’automate inventé exprès par Vaucanson. Cet effet manqué les fit rire jusqu’au soir. La tragédie tomba dans leur estime.

Bouvard en fut las le premier et, y mettant de la franchise, démontra combien elle est artificielle