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DE GUSTAVE FLAUBERT.

(pour employer un mot à la mode) sympathique ! Malgré la différence de nos âges, je le regarde comme « un ami », et puis il me rappelle tant mon pauvre Alfred ! J’en suis même parfois effrayé, surtout lorsqu’il baisse la tête en récitant des vers. Quel homme c’était, celui-là ! Il est resté, dans mon souvenir, en dehors de toute comparaison. Je ne passe pas un jour sans y rêver. D’ailleurs le passé, les morts (mes morts) m’obsèdent. Est-ce un signe de vieillesse ? Je crois que oui.

Quand nous retrouverons-nous ensemble ? quand pourrons-nous causer du « garçon » ? est-ce que tu ne viendrais pas bien avec tes deux fils passer quelques jours à Croisset ? J’ai, maintenant, beaucoup de places à vous offrir et j’envie la sérénité dont tu me parais jouir, ma chère Laure, car je deviens bien sombre. Mon époque et l’existence me pèsent sur les épaules, horriblement. Je suis si dégoûté de tout, et particulièrement de la littérature militante que j’ai renoncé à publier. Il ne fait plus bon vivre pour les gens de goût.

Malgré cela, il faut encourager ton fils dans le goût qu’il a pour les vers, parce que c’est une noble passion, parce que les lettres consolent de bien des infortunes et parce qu’il aura peut-être du talent : qui sait ? Il n’a pas jusqu’à présent assez produit pour que je me permette de tirer son horoscope poétique ; et puis à qui est-il permis de décider de l’avenir d’un homme ?

Je crois notre jeune garçon un peu flâneur et médiocrement âpre au travail. Je voudrais lui voir entreprendre une œuvre de longue haleine,