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CORRESPONDANCE

exécutée d’après un plan. De là les récriminations, malédictions et précautions. La volonté individuelle de qui que ce soit n’a pas plus d’influence sur l’existence ou la destruction de la civilisation qu’elle n’en a sur la pousse des arbres ou la composition de l’atmosphère. Vous apporterez, ô grand homme, un peu de fumier ici, un peu de sang là. Mais la force humaine, une fois que vous serez passé, continuera de s’agiter sans vous. Elle roulera votre souvenir avec toutes ses autres feuilles mortes. Votre coin de culture disparaîtra sous l’herbe, votre peuple sous d’autres invasions, votre religion sous d’autres philosophies et toujours, toujours, hiver, printemps, été, automne, hiver, printemps, sans que les fleurs cessent de pousser et la sève de monter.

C’est pourquoi l’Oncle Tom me paraît un livre étroit. Il est fait à un point de vue moral et religieux ; il fallait le faire à un point de vue humain. Je n’ai pas besoin, pour m’attendrir sur un esclave que l’on torture, que cet esclave soit brave homme, bon père, bon époux et chante des hymnes et lise l’Évangile et pardonne à ses bourreaux, ce qui devient du sublime, de l’exception, et dès lors une chose spéciale, fausse. Les qualités de sentiment, et il y [en] a de grandes dans ce livre, eussent été mieux employées si le but eût été moins restreint. Quand il n’y aura plus d’esclaves en Amérique, ce roman ne sera pas plus vrai que toutes les anciennes histoires où l’on représentait invariablement les mahométans comme des monstres. Pas de haine ! pas de haine ! Et c’est là du reste ce qui fait le succès de ce livre, il est actuel. La vérité seule, l’éternel, le Beau pur ne passionne pas