Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 3.djvu/380

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
374
CORRESPONDANCE

Et puis, on ne pardonne pas assez à mes nerfs. Cela m’a ravagé la sensibilité pour le reste de mes jours. Elle s’émousse à tout bout de champ, s’use sur les moindres niaiseries et, pour ne pas crever, je la roule ainsi sur elle-même et me contracte en boule, comme le hérisson qui montre toutes ses pointes. Je te fais souffrir, pauvre chère Louise. Mais penses-tu que ce soit par parti pris, par plaisir, et que je ne souffre pas de savoir que je te fais souffrir ? Ce ne sont pas des larmes qui me viennent à cette idée, mais des cris de rage plutôt, de rage contre moi-même, contre mon travail, contre ma lenteur, contre la destinée qui veut que cela soit. Destinée, c’est un grand mot ; non, contre l’arrangement des choses. Et si je les dérange maintenant, je sens que tout croule. Si je savais que le chagrin te submergeât (et tu en as beaucoup depuis quelque temps, je le devine au ton contraint de tes lettres ; l’encre porte une odeur pour qui a du nez. Il y a tant de pensée entre une ligne et l’autre ! et ce que l’on sent le mieux reste flottant sur le blanc du papier), si j’apprenais enfin, ou que tu me disses que tu n’y tiens plus de tristesse, je quitterais tout et j’irais m’installer à Paris, comme si la Bovary était finie, et sans plus penser à la Bovary que si elle n’existait pas. Je la reprendrais plus tard. Car de déménager ma pensée avec ma personne, c’est une tâche au-dessus de mes forces. Comme elle n’est jamais avec moi-même et nullement à ma disposition, que je ne fais pas du tout ce que je veux, mais ce qu’elle veut, un pli de rideau mis de travers, une mouche qui vole, le bruit d’une charrette, bonsoir, la voilà partie ! J’ai peu la faculté de Napoléon Ier.