Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/671

Cette page a été validée par deux contributeurs.

On ne s’est pas assez élevé, selon nous, contre l’indifférence avec laquelle la philosophie a accueilli jusqu’à ce jour les données empruntées à la physiologie. Aucun de nos philosophes modernes, même parmi les sensualistes les plus prononcés, n’a essayé de soumettre ces faits à une étude sérieuse. En tout état de choses, cette indifférence paraîtrait sans excuse ; mais en présence des faits apportés par la découverte de l’anesthésie, elle est encore plus difficile à comprendre. Parmi les nombreuses formes que peuvent revêtir, sous l’influence de l’éther, l’aliénation, l’altération, la suspension, le désordre, l’extinction des facultés de l’âme, un observateur familier avec les procédés de l’observation du moi, saisirait aisément plusieurs vérités utiles au perfectionnement de la science de l’âme humaine. Sous l’influence des agents anesthésiques, les relations normales de nos facultés sont troublées, le lien qui les rattache l’une à l’autre est interrompu ou brisé, elles sont réduites à leurs éléments primitifs, et tout indique que l’observation s’exercerait avec profit sur cette dissociation spontanée, que l’on pourrait d’ailleurs varier de cent manières. Les observations de cette nature seraient rendues ici éminemment faciles par suite de ce fait bien constaté, que l’attention et l’observation de soi-même retardent les effets de l’éthérisation.

Le fait de l’influence de l’attention sur le ralentissement des phénomènes anesthésiques est parfaitement établi. Cette influence peut aller au point de conserver l’intégrité de l’intelligence, lorsque la sensibilité est déjà paralysée. Les journaux de médecine ont fait mention d’un jeune docteur qui se soumettait volontiers à l’éthérisation en présence des élèves de l’hôpital de la Clinique, et qui indiquait lui-même le moment où il fallait lui faire subir l’épreuve de l’insensibilité, il voyait les instruments, suivait les détails de l’épreuve, émettait des réflexions sur ce sujet et ne sentait rien. « Quelques-uns de nos malades, dit M. Sédillot, furent témoins insensibles de leur opération. Vous venez de diviser, nous disaient-ils, tel lambeau de peau, vous avez tiraillé telle partie de la plaie avec des épingles ; je le vois, mais je ne le sens pas[1]. »

Malgaigne cite le cas d’un malade qui, maître de ses idées, tout entier à lui et étranger seulement à la douleur, encourageait le chirurgien de la voix et du geste à poursuivre son opération. On a vu des individus plongés dans le sommeil éthérique s’enfoncer eux-mêmes des épingles dans les chairs et ne rien sentir. « Je n’ai jamais mieux apprécié, dit M. Bouisson, l’influence de l’attention et de la volonté, que sur un jeune soldat qui simulait une maladie pour obtenir sa réforme. Je lui proposai de l’éthériser, pour le mettre dans le cas d’avouer sa supercherie. Il accepta l’épreuve, bien qu’il en comprît toute la valeur ; l’insensibilité fut produite, mais l’intelligence se maintint, et le rôle réservé de simulateur fut si bien conservé, que le malade ne répondait qu’aux questions qui ne pouvaient pas le compromettre. »

Ainsi l’attention volontairement concentrée retarde la manifestation des effets de l’éther : cette circonstance permettrait donc à l’observateur de saisir plus aisément leur succession et d’appliquer ces données à l’éclaircissement des faits psychologiques.

Cependant ce retard apporté à l’apparition des effets anesthésiques, n’est que le produit d’une éthérisation incomplète. Quand l’action de l’éther est suffisamment prolongée, les phénomènes suivent leur marche ordinaire, et lorsque l’abolition de la sensibilité est devenue complète, les facultés intellectuelles subissent à leur tour une perturbation profonde que nous devons rapidement examiner.

Les premiers effets de l’éthérisation sur l’intelligence consistent, selon M. Bouisson, dans une exaltation passagère et d’un ordre particulier, pendant laquelle les idées se

  1. De l’insensibilité produite par le chloroforme et l’éther, p. 17.