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melle qu’elle ne s’est point aperçue de l’opération, qu’elle ne l’a nullement sentie.

« Un pauvre jeune homme a besoin de subir l’amputation de la jambe, par suite d’une maladie incurable des os du pied : l’inhalation éthérée le rend insensible au bout de trois ou quatre minutes ; j’incise, je coupe la peau de toutes les chairs, j’opère la section des os. La jambe est complètement tranchée, deux artères sont déjà liées, et le malade, naturellement très-craintif, très-disposé à crier, n’a encore montré aucun signe de douleur ; mais, au moment où une troisième ligature, qui comprend un filet nerveux en même temps que l’artère, est appliquée, il relève la tête et se met à crier ; seulement ses cris semblent s’adresser à autre chose qu’à l’opération : il se plaint d’être malheureux, d’être né pour le malheur, d’avoir éprouvé assez de malheurs dans sa vie, etc. Revenu à lui trois minutes après, il a dit n’avoir rien senti, absolument rien, ne pas s’être aperçu de l’opération, et ne pas se souvenir non plus qu’il eût crié, qu’il eût voulu remuer. Il s’est simplement souvenu que, pendant son sommeil, les malheurs de sa position lui étaient revenus à l’esprit et lui avaient causé une émotion plus vive qu’à l’ordinaire.

« Chez une jeune fille sujette à des convulsions hystériques, et qui était venue à l’hôpital pour se faire arracher un ongle rentré dans les chairs, les vapeurs d’éther ont paru produire un des accès dont la jeune malade avait déjà été affectée. Quoiqu’elle parût insensible pendant cet accès, je n’ai pas jugé convenable cependant de la soumettre à l’opération. Revenue à son état naturel, elle a soutenu que les piqûres, que les pincements dont on lui parlait, et qu’elle avait en effet supportés, n’avaient nullement été sentis par elle. Un second essai a été suivi des mêmes phénomènes ; seulement comme l’opération qu’elle avait à subir est très-douloureuse, et une de celles dont la vivacité des douleurs est en quelque sorte proverbiale, et comme cette malade affirmait que les mouvements dont nous avions été témoins étaient complètement étrangers à ce qu’on avait pu lui faire pendant qu’elle était sous l’influence de l’éther, je pensai devoir revenir une troisième fois à l’expérience. Cette fois-ci, l’inhalation produit son effet en deux minutes et demie. Je procède ensuite à la fente de l’ongle, dont j’arrache successivement les deux moitiés : pas un mouvement, pas un cri, pas un signe de souffrance ne se manifeste pendant l’opération ; et cependant cette pauvre jeune fille paraissait voir et comprendre ce que je faisais, car, au moment où je m’apprêtais à lui saisir l’orteil, elle a relevé la tête, comme pour s’asseoir, en me regardant d’un air hébété ; si bien que j’ai cru devoir lui faire placer la main d’un des assistants devant les yeux. Deux minutes après, elle avait repris connaissance, et nous a dit n’avoir rien senti, n’avoir nullement souffert ; puis elle a été prise d’un léger accès de convulsion, qui n’a duré que quelques instants.

« Un homme du monde, très-impressionnable, très-nerveux, s’est trouvé dans la dure nécessité de se faire enlever un œil depuis longtemps dégénéré. Soumis préalablement à l’action de l’éther, deux ou trois fois, à quelques jours d’intervalle, il s’est promptement convaincu que cet agent le rendait insensible. Tout étant convenablement disposé, je l’ai mis en rapport avec l’appareil à inhalation : cinq minutes ont été nécessaires pour amener l’insensibilité. Alors j’ai pu détacher les paupières, diviser tous les muscles qui entourent l’œil, couper le nerf optique, disséquer une tumeur adjacente, remplir l’orbite de boulettes de charpie, nettoyer le visage, compléter le reste du pansement et appliquer le bandage, sans que le malade ait exécuté le moindre mouvement, jeté le plus léger cri, manifesté la moindre sensibilité. Ce n’est que deux minutes après l’application de l’appareil qu’il est revenu à lui. Homme intelligent, d’un esprit cultivé, il a pu nous rendre compte de ses sensations, et nous a dit qu’il n’avait nullement souffert, qu’il n’avait rien senti ; que par moments il s’apercevait bien qu’on lui tirait quelque chose dans l’orbite, qu’un certain bruit se passait par là, mais sans lui faire de mal, sans lui causer de douleur. Il entendait bien aussi que je parlais près de lui, que je m’entretenais avec les aides ; mais il n’avait pas conscience de ce que je demandais, de ce que nous disions. Il se trouvait d’ailleurs dans un état étrange d’engourdissement, d’inaptitude au mouvement, à la parole ; en somme, il s’était trouvé dominé, pendant toute l’opération, par un cauchemar et des pensées pénibles, relatives à des objets qui lui sont personnels.

« Ce matin même, il m’a fallu enlever une portion de la main à un ouvrier imprimeur, pour remédier à une tumeur fongueuse compliquée de carie des os. Très-excitable, craignant beaucoup la douleur, ce malade a désiré qu’on lui procurât, nous a-t-il dit, le bénéfice de la précieuse découverte. Au bout de trois ou quatre minutes, il s’est trouvé insensible. Les premières incisions n’ont paru lui causer aucune souffrance ; mais vers la moitié de l’opération il s’est mis à crier, à se débattre, à faire des mouvements comme pour s’échapper ; les élèves se sont empressés de le contenir, et, l’opération ainsi que le pansement une fois terminés, cet homme, reprenant son état naturel, s’est empressé, en nous faisant des excuses, de nous expliquer comme quoi les mouvements auxquels il venait de se livrer étaient étrangers à son opération. Ils avaient rapport, nous a-t-il dit, à une querelle d’atelier. Il s’imaginait qu’un de ses camarades lui tenait une des mains, en même temps qu’un second camarade le retenait par la jambe, afin de l’empêcher de courir prendre part à la querelle qui existait dans la chambre. Quant à l’opération, il a protesté ne l’avoir point sentie, n’en point avoir éprouvé de douleur, quoiqu’il n’ignorât pas néanmoins qu’elle venait d’être pratiquée.