Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/634

Cette page a été validée par deux contributeurs.

élaboration des bases de l’édifice, il est difficile de reconnaître les matériaux successifs qui ont servi à l’élever, et l’on ne distingue plus dès lors que le nom de celui qui fut assez heureux ou assez habile pour se placer à son sommet. C’est là ce qui explique l’erreur générale, qui attribue au seul Jackson la découverte de l’anesthésie. On a ignoré ou perdu de vue les travaux de ses devanciers, et l’on a fautivement attribué à un seul homme la gloire d’une invention qui fut en réalité le résultat d’un grand nombre d’efforts collectifs. Ce serait, en effet, une grande erreur de s’imaginer que la recherche des moyens anesthésiques appartienne exclusivement à notre époque. L’idée d’abolir ou d’atténuer la douleur des opérations est aussi vieille que la science, et depuis l’origine de la chirurgie, elle n’avait pas cessé de préoccuper les esprits. Seulement le succès avait manqué aux nombreuses tentatives dirigées dans ce sens, et l’on avait fini par regarder ce grand problème comme tout à fait au-dessus des ressources de l’art.

Le savant philologue Eloy Johanneau a publié une note intéressante, sur les moyens employés par les anciens, pour rendre nos organes insensibles à la douleur. Il cite, à ce sujet, un passage de Pline, dont voici la traduction dans le vieux style d’Antoine du Pinet : « Quant au grand marbre du Caire, qui est dit des anciens Memphitis, il se réduit en poudre, qui est fort bonne, appliquée en liniment avec du vinaigre, pour endormir les parties qu’on veut couper ou cautériser, car elle amortit tellement la partie, qu’on ne sent comme point de douleur. » Mais Antoine du Pinet n’osait pas croire, sans doute, à un effet si surprenant, puisqu’il affaiblit dans sa traduction le texte de Pline, qui assure positivement qu’on ne sent point de douleur : nec sentit cruciatum. Le même Antoine du Pinet, qui a traduit aussi les Secrets Miracles de la nature, et qui a fait des notes marginales sur sa traduction de Pline, y cite messer Dioscoride, qui dit que cette pierre de Memphis est de la grosseur d’un talent, qu’elle est grasse et de diverses couleurs. Dioscoride ajoute que si on la réduit en poudre, et qu’on l’applique sur les parties à cautériser ou à couper, ces parties deviennent insensibles sans qu’il en résulte aucun danger. Cependant rien, dans les ouvrages de la médecine ancienne, ne confirme l’emploi de cette pierre de Memphis, qui pourrait bien être un de ces mille préjugés, qui surprennent trop souvent l’opinion du crédule naturaliste de l’antiquité.

On ne pourrait en dire autant, sans injustice, de l’emploi fait chez les anciens de certaines plantes stupéfiantes. Les propriétés narcotiques de la mandragore, par exemple, ont été évidemment connues et mises à profit par eux pour calmer, dans certains cas, les douleurs physiques. Pline dit, en parlant du suc épaissi des baies de la mandragore : « On prend ce suc contre les morsures des serpents, ainsi qu’avant de souffrir l’amputation ou la ponction de quelque partie du corps, afin de s’engourdir contre la douleur. » Dioscoride et son commentateur Matthiole donnent, à propos de cette plante, le même témoignage : « Il en est, dit Dioscoride, qui font cuire la racine de mandragore avec du vin jusqu’à réduction à un tiers. Après avoir laissé clarifier la décoction, ils la conservent et en administrent un verre, pour faire dormir ou amortir une douleur véhémente, ou bien avant de cautériser ou de couper un membre, afin d’éviter qu’on n’en sente la douleur. Il existe une autre espèce de mandragore appelée morion. On dit qu’en mangeant une drachme de cette racine, mélangée avec des aliments ou de toute autre manière, l’homme perd la sensation et demeure endormi pendant trois ou quatre heures : les médecins s’en servent quand il s’agit de couper ou de cautériser un membre. » La même assertion se retrouve dans Dodonée, d’où M. Pasquier a extrait le passage suivant :