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« L’infortuné de Rozier, écrit M. de Maisonfort au Journal de Paris, se décida à remplir son ballon dans la nuit du mardi 14, pour partir à la pointe du jour. Les apprêts furent longs. Il se trouva à la machine plusieurs trous qu’il fallut raccommoder ; on fut obligé de replacer la soupape, et l’aérostat ne fut aux deux tiers rempli qu’à 10 heures du matin.

Le vent changea, et nous restâmes toute la journée dans la crainte d’avoir fait une perte d’acide inutile et dans l’espoir incertain de recouvrer le vent si désiré. Il reparut sur le minuit. Il faisait même vent frais, et les marins experts et nommés pour en décider nous annoncèrent qu’il ne pouvait être plus favorable. Nous nous remîmes à travailler avec ardeur, et, en trois heures de temps, le ballon se trouva plein jusqu’aux cinq sixièmes. L’appareil, de 64 tonneaux, joua avec tout le succès possible. Vers les 4 heures, le vent parut moins bon ; les nuages chassaient nord-est du côté du lever du soleil. On lança alors un petit ballon de baudruche qui marqua d’abord le vent de sud-est, puis, trouvant un courant contraire, vint s’abattre sur la côte.

Cet échec n’arrêta point les opérations, et bientôt la montgolfière fut placée sous l’aérostat. Vers les 6 heures, on lança un deuxième ballon qui fut en un instant perdu de vue. Il fallut avoir recours à un troisième courrier, qui indiqua la bonne route : alors le départ fut décidé, et deux coups de canon l’annoncèrent à toute la ville. Il est inutile de détailler les raisons qui m’ont empêché de monter dans la machine, puisque depuis quelques jours j’y étais destiné ; c’est au manque de matières et aux mauvaises qualités de quelques-unes que je dois la vie.

À 7 heures 7 minutes, tout se trouva prêt, la galerie attachée, chargée de combustibles, de provisions et des deux infortunés aéronautes, M. Pilâtre de Rosier et M. Romain. La rupture d’équilibre fut de 30 livres, et l’aéro-montgolfière s’éleva majestueusement, faisant avec la terre un angle de 60 degrés. La joie et la sécurité étaient peintes sur le visage des voyageurs aériens, tandis qu’une inquiétude sombre paraissait agiter les spectateurs : tout le monde était étonné et personne n’était satisfait.

À deux cents pieds de hauteur, le vent de sud-est parut diriger la machine, et bientôt elle se trouva sur la mer. Différents courants, tels que le vent d’est, l’agitèrent alors pendant trois minutes, ce qui m’effraya beaucoup. Le vent de sud-ouest devint enfin dominant, et le globe, en s’éloignant de nous par une diagonale, regagna la côte de France.

Dans ce moment, sans doute, M. Pilâtre de Rozier, ainsi que nous en étions convenus ensemble, voulant descendre et chercher un courant plus favorable, se sera déterminé à tirer la soupape, qui, mal raccommodée et trop dure, aura exigé auparavant et des efforts et peut-être une secousse violente.

C’est alors que le taffetas a crevé, que la soupape est retombée dans l’intérieur du globe, et que l’air inflammable tendant à s’élever et voulant sortir par l’issue de dix pouces qui venait de se faire, l’enveloppe, pourrie par des essais inutiles et par un laps de temps considérable, a cédé, et s’est seulement déchirée sans éclater ; car un paysan, éloigné de cent pas, n’a entendu, m’a-t-il dit, qu’un bruit très-léger, tandis qu’une détonation totale en devait produire un très-fort.

J’ai vu, monsieur, l’enveloppe de l’aérostat retomber sur la montgolfière. La machine entière m’a paru alors éprouver deux ou trois secousses ; et la chute s’est déterminée de la manière la plus violente et la plus rapide. Les deux malheureux voyageurs sont tombés et ont été trouvés fracassés dans la galerie et aux mêmes places qu’ils occupaient à leur départ.

Pilâtre de Rozier a été tué sur le coup, mais son infortuné compagnon a encore survécu dix minutes à cette chute affreuse : il n’a pas pu parler et n’a donné que de très-légers signes de connaissance.

J’ai vu, j’ai examiné la montgolfière, qui n’avait rien éprouvé de fâcheux, n’étant ni brûlée ni même déchirée, le réchaud, encore au centre de la galerie, s’est trouvé fermé au moment de la chute. La machine pouvait être à environ mille sept cents pieds en l’air ; elle est tombée à cinq quarts de lieue de Boulogne et à trois cents pas des bords de la mer, vis-à-vis la tour de Crey. »

M. de Maisonfort courut vers l’endroit où l’aérostat venait de s’abattre. Les malheureux voyageurs n’avaient pas même dépassé le rivage, et étaient tombés près du bourg de Vimille. Par une triste ironie du hasard, ils vinrent expirer à l’endroit même où Blanchard était descendu, non loin de la colonne monumentale élevée à sa gloire. Aujourd’hui les voyageurs français qui se rendent en Angleterre en traversant Calais, ne manquent pas d’aller visiter, près de la forêt de Guines, le monument consacré à l’expédition de Blanchard. Ensuite on fait quelques pas, et à une certaine distance, le cicerone vous désigne du doigt, le point du rivage où ses émules ont expiré.

La mort fit de Pilâtre de Rozier un héros. Les traits de la satire et de l’envie s’émoussèrent devant ces deux victimes ; on ne trouva plus que des larmes pour les pleurer. L’élégie remplaça l’épigramme, et ceux qui avaient rimé des chansons contre les deux