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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

yeux que l’essence du fini, le spéculatif l’essence de l’empirique ; je trouve par exemple que le mystère spéculatif de la trinité n’est point autre chose que cette vérité incontestable : la vie telle qu’elle doit être, c’est la vie commune, la vie sociale ; bref, je découvre dans toutes les hiéroglyphes si mystérieuses de la religion autant de vérité très simples, très naturelles, très populaires, au lieu des vérités transcendantes et surnaturelles que Hegel nous y montre avec un si grand effort de génie et de science. Rien de plus erroné par conséquent que d’appeler mes recherches un résultat de la dialectique abstraite. Le mot abstrait se prête à une déplorable confusion ; beaucoup de gens appellent abstraction toute critique qui sait distinguer entre la lumière et les ténèbres, la vérité et le mensonge, la raison et l’absurdité l’incrédulité et la foi. En ce sens, je l’avoue, je m’honore d’être critique et dialecticien abstrait ; il y va, ce me semble, du rétablissement de notre santé intellectuelle, morale et physique, et elle n’est qu’à ce prix-là.

Rien de plus ridicule que d’admettre une nécessité pour certaines choses, et de n’en admettre aucune pour la filiation des idées humaines qui ne se laissent point séparer de l’essence humaine ; le seul moyen radical contre l’épidémie de la raison serait peut-être de couper les têtes à tous les infidèles à la fois. Vous voulez bien le mouvement de la machine à vapeur, mais vous tâchez d’arrêter l’éternelle machine aux pensées, le cerveau de l’homme ? Vous dites la religion n’appartient qu’au sentiment, il ne faut donc point la faire comparaître devant le siège de la critique philosophique, et vous ne savez pas que votre devoir et le nôtre sont de perscruter tout ce que l’intelligence est capable d’observer et de reconnaître, car la tache scientifique du genre humain est identique avec sa tâche morale. Un individu qui se laisse gouverner par les puissances fantastiques et ténébreuses qu’il n’a pas eu le courage de chasser de l’intérieur de son âme n’aura point à espérer une émancipation physique et politique : il mérite de rester sous le joug des puissances ténébreuses et matérielles du dehors. L’obscurantisme du sentiment religieux sanctionne tout ce qui peut servir d’appui contre la liberté de la pensée : la piété païenne n’avait-elle pas même de l’adoration pour la Terreur, l’Épouvante, voire pour un deus crepitus ? La piété chrétienne ne s’inclinait-elle pas en tremblant devant les revenants, les démons, les sorciers ? Et