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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

dans son orgueil méditatif, se passer de la matière, se suffire à elle-même, se nourrir de sa propre substance. Il y a des penseurs, je ne le sais que trop, qui pour penser plus à leur aise et plus profondément, s’arrachent les yeux de la tête ; moi, pour penser, j’ai besoin de mes deux yeux. Ma pensée part des objets avec lesquels je ne puis me mettre en rapport, que par l’intermédiaire de mes sens. Ce n’est point de ma pensée que je fais naître l’objet, je fais naître ma pensée de l’objet et dans l’objet. J’appelle objet ce qui existe en dehors de mon cerveau. Chez moi, l’intelligence se résigne d’abord à l’état passif, réceptif, sensitif, avant d’agir comme intelligence et de s’assimiler l’objet suivant ses lois à elle.

Si j’ai foi dans le principe de ma philosophie, c’est parce qu’il a déjà été éprouvé, pratiquement expérimente, et dûment garanti. C’est parce qu’il est déjà accompli concrètement sous une forme spéciale, quoique d’une signification générale, dans la religion elle-même, qui en a été l’évolution primitive.

Vous êtes pourtant idéaliste, me dira-t-on. Oui, je le suis en tant que philosophe pratique ; je le suis en ce sens que la limite du présent et du passé n’est point, à mes yeux, la borne, la mesure de l’humanité. Je crois, au contraire, d’une foi inébranlable que l’humanité se développera dans un immense avenir. Ce que nos grands esprits mesquins, nos grands hommes à courte vue traitent aujourd’hui de chimère ou d’utopie, je crois qu’on le verra réalisé demain, c’est-à-dire peut-être d’ici à un siècle, car les siècles sont les journées du genre humain.

L’idée, pour moi, c’est la conviction inaltérable de l’avenir historique, du triomphe de la vérité et de la vertu ; c’est le pressentiment d’un état meilleur que le nôtre.

Je suis réaliste, matérialiste dans le domaine de la philosophie proprement dite. Ma philosophie n’identifie point les idées avec les choses ; ce serait réduire celles-là à n’exister que sur le papier. C’est au contraire pour aller droit aux objets, qu’elle les distingue avec soin des idées ; elle ne prend pas pour base l’intelligence impersonnelle, anonyme pour ainsi dire, mais tout simplement l’intelligence naturelle de l’homme. Ma philosophie parle, par conséquent, intelligiblement et dans le langage ordinaire des mortels. Ma philosophie est la négation de la philosophie ; elle n’a qu’un but : d’être humaine et naturelle.