Page:Feuerbach - Qu'est-ce que la religion ?,1850.pdf/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
47
QU’EST-CE QUE LA RELIGION

de s’en servir pour se martyriser, pour gagner la bienveillance du Seigneur. Le luthéranisme commence par se montrer d’une cruauté atroce, mais peu à peu il permet aux fidèles de rester hommes avec hommes, pourvu qu’ils se regardent comme des pécheurs devant Dieu ; ainsi Dieu est-il objet de la foi, et l’homme est objet de l’amour, de l’activité pratique dans la vie ordinaire. Au fond, l’objet de la foi est encore l’homme, mais dans elle le moi se trouve aimé de Dieu, tandis que dans l’amour le moi est obligé d’aimer un autre moi humain. L’amour et la foi ont donc une origine commune, mais ma foi personnelle ne s’occupe que du salut personnel de mon moi. La foi, c’est de l’égoïsme, de l’individualisme sanctifié, qui fait tout pour acquérir le bonheur éternel.

Il y a chez Luther un passage remarquable (IV, 237) où il avoue que faire du bien à quelqu’un, peut fort bien s’appeler être le Dieu de cet homme : « Ainsi David et d’autres souverains qui ont fait du bien à leurs pays, ont été trouvés dignes d’honneurs divins, en commémoration de leurs œuvres divines. Et le père, la mère, l’instituteur, le gouverneur d’un enfant sont des dieux pour celui-ci, ils exécutent une œuvre divine en élevant et dirigeant ce petit être humain. » À ceci il faut répondre par cette question : Pourquoi cherchez-vous un dieu surhumain, extrahumain, vous qui venez de dire que l’homme est à l’homme l’être le plus consolant, le plus agréable de tous ? L’homme qui juge un procès, est au-dessus et en-dehors des partis, le père est au-dessus et en-dehors de son fils, le précepteur est au-dessus et en-dehors de son élève, voilà donc l’homme un être surhumain, extrahumain, et vous n’avez plus besoin de vous en créer comme un objet de luxe. « Les dieux terrestres, dites-vous, ne sont que des instruments du Dieu céleste… » Des instruments ! quel luxe illogique encore ! l’Être-Suprême tout-puissant, tout présent et omniscient n’a pas besoin d’instruments. Et pourquoi ces instruments sont-ils tellement divers entre eux ? leurs effets qui ne sont pas propres à eux, devraient être les mêmes partout et toujours, puisque l’Être-Suprême qui les inspire et dirige reste bien le même toujours et partout. Et pourquoi, en outre, un univers ? son essence et son existence n’appartiennent pas à lui, mais à son créateur et conservateur qui, vous le dites, est au-dessus et en-dehors de cet univers. Dieu pourrait bien s’en passer et faire en et par lui-même ce qu’il fait actuellement par le monde créé,