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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

rien à faire avec les anciens commandements, ils le laissent indifférent ; il publie la loi nouvelle, la bonne. Eh bien, c’est précisément pour cela que tout emploi temporel, tout métier mondain va très bien ensemble avec le christianisme ; la foi, c’est la religion toute entière ; or, la foi se renferme dans le foyer de l’âme, donc omnia mea mecum porto, donc enfin, je peux exercer mon culte intérieur partout, et je suis toujours propre à me mêler des affaires du monde. Le protestantisme ne fait que lier les hommes dans la foi ; il leur concède tout le reste, puisque tout le reste est à ses yeux hors la foi et hors la loi intérieures. « Tu ne dois pas te venger, tu ne dois pas médire ni maudire, » et d’autres préceptes semblables sont bons pour nous comme personnages privés, mais nullement comme personnages publics ; le monde politique doit être gouverné d’après ses propres lois à lui, et la morale chrétienne ne touche point les sphères extérieures de la vie[1]. Le catholicisme avait, au contraire, mêlé le royaume du monde et

  1. Luther, dit Karl Marx dans son excellent article sur la critique qu’il faut appliquer à la philosophie hégélienne du droit (Annales Franco-Allemandes, Paris, 1844), Luther a été le représentant du passé de l’Allemagne révolutionnaire. Ce passé est théorique, c’est la réforme de l’Église. Et comme jadis la révolution éclata dans le cerveau du moine, elle le fait aujourd’hui dans celui du philosophe, Luther vainquit la servitude qui est un produit de la dévotion, et il l’a remplacée par cette autre servitude qui est un résultat de la conviction. Luther fit sauter en l’air la croyance à l’autorité, mais il restaura l’autorité de la croyance. Luther transforma les prêtres en laïques, et les laïques tous sans exception en prêtres. Luther affranchit l’homme du joug de la religiosité extérieure, car il fit de la religiosité l’essence de l’homme. Luther émancipa le corps humain de la chaîne, mais il enchaîna le cœur. — Toutefois si le protestantisme n’était pas encore la véritable solution, il posa au moins nettement la question. Désormais l’homme laïque n’a plus à lutter contre le prêtre, mais chaque individu, devenu à la fois laïque et son propre prêtre à lui, est comme un champ de bataille où se livre le combat entre les deux. Le protestantisme transformant les Allemands laïques en prêtres, émancipa les princes avec leur clergé, leur aristocratie et leur bourgeoisie : — la philosophie, au contraire, va transformer en hommes les Allemands devenus tous prêtres, elle émancipera par là les masses populaires. Du temps de Luther l’émancipation s’arrêta aux princes allemands, et la sécularisation des biens se contenta d’être une simple spoliation de l'Église, telle que surtout la Prusse, toujours si hypocrite, l’a faite. L’émancipation et la sécularisation iront cette fois plus loin. Du temps de Luther l’insurrection des paysans allemands, l’acte le plus radical dans toute l’histoire de l’Allemagne, se brisa contre l’écueil de la théo-