Page:Feuerbach - Qu'est-ce que la religion ?,1850.pdf/461

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
449
L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

les cruautés et de toutes les lâchetés que les chrétiens se sont permises en l’honneur de leur foi dogmatique. Mais remarquez-le bien, elles sont aussi en opposition avec lui, puisqu’il se fait appeler non-seulement religion de foi, mais aussi religion d’amour. Tâchons d’expliquer ce point, sur lequel, ce me semble, on a assez généralement, aujourd’hui même, des opinions erronées et nuisibles. Ainsi, les actions antihumaines, les poursuites contre les hérétiques, ont cela de singulier qu’elles sont à la fois et en harmonie et en opposition avec le christianisme. Cette religion aime à sanctionner en même temps les actions qui viennent de l’amour fraternel (qui peut fort bien, ou plutôt qui doit se passer de la foi ) et les actions qui naissent d’une foi dogmatique sans amour.

Certes, si le christianisme eût proclamé comme loi suprême l’amour fraternel, abstraction faite de toute espèce de foi dogmatique, personne ne pourrait lui imputer les horreurs et les infamies dans l’histoire de la religion chrétienne ; et si, d’un autre côté, il n’eût reconnu pour principe moteur que la foi dogmatique, il serait folie de faire dériver du christianisme le moindre acte fraternel. Il n’en est pas ainsi. Mais toujours est-il que le christianisme a tenu dans des entraves ignobles et dures l’amour fraternel : en d’autres termes, il ne s’est pas élevé à cette hauteur où l’idée de l’amour devient compréhensible dans toute son immense étendue et dans toute son incomparable beauté. Pourquoi ne s’est-il pas élevé si haut ? Parce qu’il est religion ; toute religion doit soumettre l’amour a la foi. Ainsi, nous ne hasardons rien en avançant la thèse suivante : « L’Amour, c’est la doctrine exotérique du christianisme ; la Foi, c’est sa doctrine ésotérique. » En d’autres termes : L’Amour, c’est la morale chrétienne ; la Foi, c’est la religion chrétienne.

« Dieu, c’est l’Amour : » voilà le mot le plus sublime que le christianisme ait prononcé. La contradiction mortelle, toutefois, entre amour et foi existe déjà en germe dans ce mot. Veuillez observer que l’amour ne joue ici que le rôle assez subalterne d’un simple attribut d’un sujet ; ce sujet est Dieu. Or, puisque dans cette thèse Dieu, c’est l’Amour, Dieu occupe la première place, celle de la substance ou du sujet, il serait nécessaire de savoir en quoi il se distingue de son attribut ; la thèse nous a appris que Dieu coïncide d’un côté avec l’Amour, mais elle nous laisse dans l’ignorance à l’égard de l’autre côté de Dieu. On n’aurait plus besoin de relever